Kafka à Tunis

Après le retrait de la Tunisie sur la liste noire des « juridictions non coopératives en matière fiscale », le 23 janvier dernier, le gouvernement tunisien n’a pas d’autre choix que de remettre le pays sur les rails, analyse Frida Dahmani, journaliste à JA.

Le président du Parlement européen, Antonio Tajani, reçu par le président tunisien Beji Caid Essebsi le 31 octobre 2017. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le président du Parlement européen, Antonio Tajani, reçu par le président tunisien Beji Caid Essebsi le 31 octobre 2017. © Hassene Dridi/AP/SIPA

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 2 mars 2018 Lecture : 3 minutes.

Tribune. Difficile de sérier les responsabilités quand l’absurde prévaut. La Tunisie a été prise dans un télescopage entre les décisions du Groupe d’action financière (Gafi) – un organisme intergouvernemental dont l’objectif est d’élaborer des normes en matière de lutte contre le blanchiment – qui a fait passer le pays, en janvier, de la catégorie « juridictions à hauts risques » à celle de « juridictions sous surveillance », et un vote du Parlement européen, qui l’a classée, le 7 février, parmi les États non coopératifs en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.

Paradoxalement, l’Union européenne (UE) s’est appuyée, en attendant d’avoir son propre dispositif, sur les conclusions du Gafi. Sauf qu’elle n’a pas tenu compte de la correction apportée par ce dernier en janvier. Résultat : la Tunisie est mise dans le même sac que l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie et le Yémen…

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 L’UE joue-t-elle les gendarmes financiers ?

Ce qui ne laisse pas d’étonner quand on sait qu’elle s’emploie depuis sept ans à jeter les bases de la démocratie – élections pluralistes, nouvelle Constitution, liberté d’expression –, s’engageant auprès de différentes instances internationales à mettre aux normes ses procédures. Une transition démocratique, qui plus est unanimement saluée aux quatre coins du monde et, notamment, en Europe.

Que diable s’est-il donc passé ? L’UE aurait-elle cafouillé ? Ou à tout le moins agi dans la précipitation pour damer le pion à un Gafi auquel elle aurait voulu substituer ses propres critères ? De toute évidence, la « dégradation » de la Tunisie comme celle de l’Ouganda, qui a connu la même mésaventure, sont les dommages collatéraux de la volonté de l’UE de jouer les gendarmes financiers.

Malgré l’absence de preuves tangibles, les Tunisiens ont intégré l’idée que leur pays pouvait être un « État voyou »

Mais la réaction en Tunisie est tout aussi déconcertante. D’emblée, la rumeur s’est muée, faute d’une clarification des autorités, en opinion bien ancrée. Malgré l’absence de preuves tangibles, les Tunisiens ont intégré l’idée que leur pays pouvait être un « État voyou ». À leur décharge, leur imaginaire, révolution aidant, s’est substitué à l’information. Le silence des pouvoirs publics, qui ne se risquent que rarement à des explications convaincantes et étayées, a fait le reste.

« Le temps des dupes est fini »

La décision européenne va fatalement influer sur les échanges et les flux économiques, au moment où la Tunisie s’apprête à lever 850 millions d’euros sur le marché financier international. Pourtant, la première réaction du gouvernement a été de chercher un bouc émissaire en la personne du gouverneur de la Banque centrale.

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Et il lui a fallu plus de 48 heures pour envoyer sur les plateaux de télévision des responsables souvent mal préparés dont les arguments, perdus dans de trop nombreux termes techniques, ont fini par convaincre les Tunisiens qu’« on leur cachait quelque chose ». Si bien que ces derniers ne sont même pas étonnés que le pays ait été épinglé pour mauvaise gouvernance. Cela exacerbe un peu plus leurs doutes et leur défiance, et entretient la perte de confiance générale.

En d’autres temps, ils auraient immédiatement fait bloc pour défendre la réputation de leur pays, mais personne ne les a mobilisés. Il aurait fallu que le gouvernement sorte de sa suffisance, batte sa coulpe, identifie les véritables failles et le dise. Personne ne lui en aurait tenu rigueur. Au contraire, cela aurait été un acte salutaire pour lever les équivoques, à moins que celles-ci aient lieu d’être. Le fait est que, du côté tunisien, les défaillances humaines se sont accumulées, et ce n’est pas en offrant de l’huile et des dattes aux parlementaires européens que la Tunisie va se sortir de ce mauvais pas.

Les Tunisiens veulent comprendre et être considérés comme acteurs de leur histoire

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Les dirigeants tunisiens n’ont pas d’autre choix que de remettre le pays sur les rails. Ils s’y sont engagés auprès des électeurs, ceux-là mêmes qui les ont conduits au pouvoir. Il ne s’agit pas pour le gouvernement de plaire à ces derniers mais de remplir ses obligations à leur égard qui vont bien au-delà des bilans d’activité présentés régulièrement à l’Assemblée.

Le temps des dupes est fini. Les Tunisiens veulent comprendre et être considérés comme acteurs de leur histoire. Cette dimension échappe au gouvernement, qui, à force d’anticommunication et de gestion opaque des dossiers, sème le doute et s’isole. Même s’il n’a pas fauté, il devient blâmable. Alors qu’il lui aurait suffi de se montrer responsable. Tout simplement.

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