Europe – Méditerranée : comment lutter contre les départs de jihadistes pour la Syrie ?

Une poignée de spécialistes se sont réunis le 22 mai à Tanger pour partager leurs savoirs et pratiques en matière de lutte contre les départs de jihadistes en Syrie. Ce phénomène touche les deux rives de la Méditerranée, et les États redoutent les retours.

Un membre du groupe jihadiste EIIL en Syrie. © AFP

Un membre du groupe jihadiste EIIL en Syrie. © AFP

Publié le 27 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Mis à jour le 28/05/2014 à 00H29.

Depuis les territoires numériques jusqu’aux lignes de front du conflit syrien, ils appellent cela le jihad. Après des Libyens venus lourdement armés prêter main forte à leurs "frères" syriens, puis des Tchétchènes et des Maghrébins, des Européens prennent part à ce conflit, initialement venus pour combattre les troupes de Bachar Al-Assad épaulé par ses alliés iraniens et du Hezbollah. Endoctrinés au contact de vétérans de la guerre d’Afghanistan, de prédicateurs locaux, de petits leaders de quartier au verbe prosélyte, en prison, ou auto-radicalisés sur internet, ils ont "basculé". On les retrouve notamment dans les rangs du Front Al-Nosra, la filiale syrienne d’Al-Qaïda, ou de l’État islamique en Irak et au levant (EIIL), deux groupes radicaux qui s’affrontent depuis janvier dans une Syrie transformée en nouvel épicentre du jihad global.

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>> Carte interactive : Syrie, itinéraire d’un jihadiste français

C’est de l’autre côté du détroit de Gibraltar, dans la ville de Tanger, qu’une quarantaine de spécialistes, chercheurs, et fonctionnaires se sont réunis en fin de semaine dernière pour partager leurs vues et analyses, mais aussi leurs informations sur ce sujet brulant. À l’initiative du Centre marocain d’études stratégiques (CMES), la seconde édition de la conférence internationale "Tanger-Amsterdam Dialogue" s’est concentrée sur ce "jihadisme européen et ses conséquences sur la sécurité dans l’espace euro-méditerranéen". Concomitamment, à Ceuta, l’enclave espagnole située à 70 km de Tanger, les autorités annoncent le démantèlement d’une cellule de candidats au jihad. Quelques jours plus tard, le 26 mai, le ministère marocain de l’Intérieur rend public l’arrestation de jihadistes et de recruteurs à Fès notamment. À Paris, le plan anti-jihad présenté fin avril a permis d’empêcher "cinq à six départs", selon le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve.

Des mesures "d’une efficacité redoutable"

Mais des deux côtés de la Méditerranée, les autorités sont en alerte. Ils seraient entre 2 000 et 2 500 européens à avoir rejoint les groupes jihadistes syriens, entre 1 000 et 1 500 marocains, et des milliers de Tunisiens. En tout, plus de 35 000 personnes ont quitté l’Europe, l’Afrique, les Balkans, l’Asie centrale ou l’Amérique pour s’envoler vers la Turquie puis rallier Kilis, Antakya et les autres villes qui longent la frontière avec la Syrie qu’ils traversent sans difficulté, clandestinement. Un phénomène qui ne cesse de s’amplifier et de préoccuper les autorités qui tentent de freiner ces départs et de créer un cadre de coopération multilatérale renforcée. "Pour le moment, la collaboration entre Européens se met en place efficacement et s’est élargie au Maroc", précise un fonctionnaire présent à la conférence de Tanger. Le 8 mai dernier, la Belgique, particulièrement concernée par les départs de jeunes en Syrie, a organisé une réunion sur cette question, conviant pour la première fois des responsables des pays du sud dont la Turquie, le Maroc et la Tunisie. Selon la ministre belge de l’Intérieur, Joëlle Milquet, des mesures de sécurité concrètes ont été adoptées et "s’avèrent d’une efficacité redoutable".

En tout, plus de 35 000 personnes ont quitté l’Europe, l’Afrique, les Balkans, l’Asie centrale ou l’Amérique pour s’envoler vers la Syrie.

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Il est complexe pour les autorités de s’adapter à une nouvelle forme de guerre sainte, bon marché et accessible aux néophytes, qui exploitent une inquiétante porosité des frontières. Car ce ne sont plus forcément des filières jihadistes structurées qui séduisent et acheminent sur les lignes de front syriennes des jeunes de la planète. "Avant, il y avait des jihadistes sans argent ni armes, ni possibilité de circuler. Mais ils avaient une idéologie. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Ils ont beaucoup d’armes et d’argent, et moins d’idéologie", observe Mohammed Benhamou, président du CMES qui constate une "ère de l’incertitude" dans le bassin méditerranéen où "l’Europe rêve d’une politique dont elle n’a plus les moyens de mettre en œuvre".

Pour tenter d’endiguer ce flux de candidats au jihad, ou du moins pour le surveiller, les autorités déploient des moyens considérables sur le cyberespace, terrain privilégié de l’endoctrinement, où les jihadistes partagent abondamment des contenus multimédias et échangent sur les réseaux sociaux qu’ils manient tels des community manager d’une sale guerre qui se veut sainte. Internet peut éventuellement aussi être une source de financement, par le biais de la cybercriminalité, comme le rappelle l’arrestation le 26 mai à Mrirt dans le Moyen Atlas d’un individu accusé par les autorités marocaines de financement à travers le piratage de cartes bancaires. Trafics de drogue, philanthropie de certaines riches personnalités du Golfe et d’organisations islamiques, trafic d’or et de diamant en Afrique de l’Ouest, les sources de financement du jihad en Syrie sont multiples, mais privilégient des canaux simples qui rendent la traque encore plus complexe, rappelle Roger Mc Nally de l’académie diplomatique de Londres.

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>> Lire aussi : la difficile traque des candidats européens au jihad en Syrie

Quelle stratégie ?

Pour Olivier Kempf, la stratégie de surveillance numérique doit nécéssairement se conjuguer à du renseignement humain sur le terrain. Car les analystes ont beau tenter de dégager des tendances, il n’y pas de profils type de jihadistes en Syrie, indique Jean-François Daguzan, directeur-adjoint de la Fondation pour la recherche scientifique basée à Paris. Se côtoient en Syrie une inscrite à Sciences Po Paris, des cadres, des jeunes bardés de diplôme ou à la dérive, des artisans et entrepreneurs qui ont laissé femmes et enfants. D’autres sont venus en famille… "ll faudrait faire du cas par cas, ce qui est impossible. Il faut revoir et ajuster la méthodologie pour tenter de pouvoir tout de même agir en amont", explique un fonctionnaire étranger, présent à Tanger. Chercheur au think tank espagnol Elcano Royal Institute, Carola Garcia-Calvo a présenté les résultats d’une étude menée sur les profils de 84 hommes condamnés pour des actes de terrorisme en Espagne entre 1996 et 2012. On découvre ainsi des personnalités âgées de 25 à 34 ans, à grande majorité des étrangers d’origines algériennes et marocaines, résidents légaux, mariés et pères de familles. Seuls 20% d’entre eux avaient un passé criminel. "On a constaté qu’il se dégage trois facteurs alimentant ce radicalisme : l’urbanisme, de l’emploi et de la formation. Si ce sont des causes, ce sont aussi des pistes de solution pour les gouvernements qui doivent accentuer leurs politiques sur ces trois domaines", conclue cette chercheure.

Pour déradicaliser un groupe ou un individu, il faut un leader religieux et non pas un opérationnel.

Mais s’il est complexe de surveiller les départs, il est impératif de contrôler étroitement les ressortissants de retour de Syrie, s’accordent les spécialistes qui pointent là encore la nécessité d’échanges de renseignements sur les déplacements, l’usage des vrais-faux passeports… Quel traitement leur réserver ? Quelle "déradicalisation" mettre en oeuvre ? Ils ont suivi des entraînements militaires et fait la guerre, parfois commis des crimes de guerre, mais certains ont le mal du pays ou sont las d’un conflit où s’affrontent les jihadistes entre eux. Parmi eux, certains menacent de commettre des attentats sur leurs terres d’origine et de "frapper" des gouvernements et Royaumes jugés impies dans des des vidéos diffusées sur le web. Un officiel marocain lui ne voit d’autres solutions qu’une approche pénale avec une justice adaptée, car "ça ne peut être qu’une bombe" et le retour à la société civile de ces individus "comporte des risques trop élevés". Pour de nombreux intervenants d’Europe, d’Égypte ou des Émirats, la réponse ne peut être que répressive. Au Maroc pourtant, la prise de parole d’imams autrefois radicaux, tels que le tangérois Mohamed Fizazi, qui s’est prononcé pour condamner les départs en Syrie, porte ses fruits. Depuis, les autorités constatent une baisse des départs et continuent d’affiner cette stratégie de "soft power" subtile. "Pour déradicaliser un groupe ou un individu, il faut un leader religieux et non pas un opérationnel", constate un haut responsable marocain. Selon Mohamed Fizazi, la prison est la solution à éviter dans cette gestion du retour tant le système carcéral risque de renforcer le radicalisme de ces individus fragilisés. C’est du vécu.      

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