Gabon – Omar Bongo : « Ai-je la tête de quelqu’un qui a peur ? »

À l’occasion de la commémoration du cinquième anniversaire de la mort d’Omar Bongo Ondimba, le 8 juin, Jeune Afrique met en ligne l’une de ses interviews de l’ancien président gabonais, publiée dans le J.A. n° 1537 du 13 au 19 juin 1990. Émeutes, rivalités ethniques, multipartisme, rapports avec la France… Le président gabonais évoquait les problèmes brûlants de l’époque. Y compris son propre avenir.  

Omar Bongo, président gabonais de 1967 à son décès, le 8 juin 2009. © AFP

Omar Bongo, président gabonais de 1967 à son décès, le 8 juin 2009. © AFP

Publié le 27 mai 2014 Lecture : 11 minutes.

Omar Bongo, on le sait de longue date, aime les formules ramassées et à l’occasion, passablement imagées. Et malgré la tension sociale qui prévaut dans le pays depuis la mort de Joseph Rendjembé, le chef de l’État gabonais nous a paru serein. Sérénité feinte ou réelle, surtout après la démission du président de l’Assemblée nationale ? Seule certitude : elle tranche avec la fébrilité des militaires qui, l’arme à la main, assurent la garde du palais présidentiel. Sérénité de l’homme qui vous demande : "Ai-je la tête de quelqu’un qui a peur ou qui ne dort pas ?" Mais ce calme n’en cache pas moins un certain nombre d’inquiétudes. Sur l’avenir du pluralisme politique, les rapports inter-ethniques, les relations avec la France, les prochaines échéances électorales, le jeu ambigu, à ses yeux, de l’opposition… Il s’en explique, armé de son franc-parler. Comme toujours.

Jeune Afrique : Comment réagissez-vous à la démission spectaculaire du président de l’Assemblée nationale gabonaise, Augustin Boumah ?

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Omar Bongo : Ce n’est pas la première fois qu’il y a un vide à la tête de notre Assemblée nationale. Déjà, en 1960, le président Paul Gondjout – qui n’est autre, au demeurant, que le père de ma secrétaire particulière, Laure – avait été arrêté alors qu’il assumait les mêmes fonctions.

Quant au président Augustin Boumah, il a lui-même estimé "en son âme et conscience" qu’il n’est plus en mesure d’occuper ce poste. S’agit-il d’une démission temporaire, qui durerait un ou deux mois, ou bien d’une démission définitive ? Je n’en sais encore rien. Le président Boumah, qui est plus qu’un ami, qui est un frère et un compagnon de la première heure, n’a pas cru devoir me consulter avant d’annoncer sa décision, je ne peux que le regretter. Cela dit, je crois que sa démission serait liée à un dérapage des forces de sécurité. Elles se sont rendues à son domicile, non pas pour l’arrêter ou lui faire le moindre mal, mais simplement parce qu’elles recherchaient un certain Alain Dickson [leader du Parti écologiste gabonais, impliqué dans les violents incidents du 23 mai, NDLR]. Les forces de sécurité ont sans doute commis l’erreur d’y être allées en camion militaire, flanquées de soldats. En les voyant, le président de l’Assemblée nationale a eu peur et s’est enfui, pensant que le chef de l’État était arrêté. Et que c’était son tour. Si les forces de sécurité s’étaient présentées en civil, il n’y aurait certainement pas eu cette débandade. Et le président Boumah n’aurait pas démissionné.

Il n’empêche qu’on a désormais affaire à un vide institutionnel.

Le président de l’Assemblée nationale est le troisième personnage de l’État. Au cas où sa démission serait confirmée, le Parlement élira son successeur.

Je compte parmi mes amis plus de Miénés, de Moongwés, de Nkomis ou d’Oroungous que de Batékés.

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Pour justifier sa démission, M. Boumah a également évoqué des menaces qui pèseraient sur sa communauté ethnique, les Miénés. Qu’en est-il en vérité ?

Je ne pense pas qu’il faille poser le problème en ces termes. Personnellement, je me suis toujours interdit de parler au nom d’une ethnie. Même lorsque celle à laquelle j’appartiens (les Batékés) a été la principale cible des violences qui ont eu lieu au Gabon. Que les biens m’appartenant ou appartenant à des gens de la même ethnie ou de la même province que moi aient été l’objet de pillages et d’incendies ne m ’a pas poussé pour autant à y voir une conspiration dirigée contre mon ethnie. D’une manière générale, je ne pense pas que l’on puisse dire qu’on en veut à telle ou telle tribu ou ethnie. Depuis mon arrivée au pouvoir en 1967, l’une de mes principales préoccupations a sans cesse été la construction de l’unité nationale. D’ailleurs, je compte parmi mes amis plus de Miénés, de Moongwés, de Nkomis ou d’Oroungous que de Batékés.

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Ne craignez-vous pas que le réveil des rivalités ethniques dégénère en graves violences ?

Je lutterai de toutes mes forces contre un tel risque. Je ne permettrai à aucune ethnie, à commencer par la mienne, de saper l’unité nationale.

On dit que votre ethnie serait privilégiée…

Elle le serait par rapport à qui ? Qu’ont les Batékés de plus que les autres ? Tenez, vous pourriez prendre mon avion pour vous rendre en pays batéké, en particulier dans mon village natal. Vous seriez surpris ! Car si favoritisme il y a, il bénéficie à ceux qui formulent des critiques…

Il n’en demeure pas moins, monsieur le président, que les violences de ces derniers jours exacerbent les clivages ethniques…

Dès lors qu’on instaure le multipartisme, on ouvre inévitablement la porte aux regroupements politiques sur des bases ethniques.

La crise est la conséquence du multipartisme. Et ça ne fait que commencer. Dès lors qu’on instaure le multipartisme, on ouvre inévitablement la porte aux regroupements politiques sur des bases ethniques. Il faudrait en tout cas que nous, Gabonais, nous évitions que, sous prétexte de multipartisme, notre unité nationale soit détruite par les dissensions ethniques.

La crise et la gabegie ne sont pas étrangères aux manifestations.

La crise économique ne date pas d’aujourd’hui. J’avais averti mes compatriotes dès 1986 en leur disant q u ’elle risquait d’être longue. Nous avons tout fait pour la surmonter alors que certains essayaient de la mettre à profit pour prendre le pouvoir. S’ils avaient atteint leur objectif, ils n’auraient pas redressé la situation. Il n’est pas juste de rendre responsable le gouvernement, car le Gabon n’est pas le seul pays touché par la crise, qui a des dimensions mondiales. Il a fallu que les gens chez nous voient leur pouvoir d’achat baisser pour admettre la réalité de la crise. Et comprendre qu’on ne saurait en venir à bout sans sacrifices. Je tiens à souligner que les rigueurs de la crise n’ont jamais empêché que les salariés reçoivent leurs paies dans les délais.

C’est donc le "ramadan financier", comme vous dites, qui a révélé des problèmes jusqu’ici occultés…

En effet. De 1987 à 1990, les dépenses publiques ont connu des compressions drastiques. A mes compatriotes qui en ont subi les contrecoups j’ai souvent demandé de prendre leur mal en patience. Je suis convaincu que le temps des vaches grasses reviendra dès 1991-92, et nous saurons être plus prudents que par le passé.

À Port-Gentil, dans l’Ogooué maritime, on soutient que cette province s’est réveillée parce qu’elle a été délaissée alors qu’elle constitue la vache à lait du Gabon.

Je m’inscris en faux contre cette accusation. Ceux qui la répandent le font pour dissimuler leurs véritables intentions. Port-Gentil est la ville la mieux traitée. Ils ont seulement réussi à faire fuir de cette province les membres des autres ethnies. Aucun Gabonais n’aurait imaginé qu’on en arriverait là. Si les fauteurs de troubles, ou plus exactement les terroristes, l’ont choisie pour perpétrer leur forfait, c’est simplement que, véritable mosaïque d’ethnies, ils la croyaient plus vulnérable.

Où en est l’enquête sur l’assassinat de Joseph Redjembé qui a tout déclenché ?

Elle a été confiée à la police judiciaire et vous comprendrez que je n’entends pas m’en mêler. Si j’avais agi autrement on n’aurait pas manqué de m’accuser de chercher à influer sur ses résultats. Je me pose néanmoins quelques questions de bon sens. A qui profite le crime ? En tout cas, pas à moi ! Peut-on exclure que certains de ses amis aient cédé à la tentation de le supplanter à la tête du PGP (Parti gabonais du progrès) selon la formule "Ote-toi de là que je m’y mette" ? Comment expliquer que Redjembé se soit trouvé dans un hôtel presque abandonné ? Pourquoi a-t-on incendié cet hôtel où les enquêteurs pouvaient trouver les indices susceptibles de faire avancer leurs investigations ?

Les manifestants de Port-Gentil réclamaient votre démission…

Je ne céderai point.

J’ai été élu en novembre 1986 pour un mandat de 6 ans. J’attendrai donc la fin de ce mandat pour évoquer mon départ avec ceux qui le demandent. Pour l’heure, je ne céderai point. Ce ne sont pas les slogans hostiles qui me feront reculer. Ai-je la tête de quelqu’un qui a peur ? Je dors sans problème car seul m’importe le bonheur de mon peuple et non celui de ces drogués et dépravés armés de calibres 12 qui ont lâchement investi la rue ! Au fait, où étaient leurs chefs ? Au lieu de conduire les manifestations, ils ont mis en avant des femmes et des enfants, parfois en bas âge !

Que ressentez-vous lorsque vous entendez "Bongo assassin " ?

Pour être chef d’État, je n’en suis pas moins un être humain… Bien sûr, je n’éprouve aucun plaisir – ça me fait même très mal – à m’entendre traiter d’assassin, de tyran ou de corrompu. Notez que ces mots sont français, ils ont d’abord été utilisés par la presse française. On m’accuse d’être un tyran sanguinaire et corrompu, on n’en fournit aucune preuve. Il en va autrement de certains scandales, comme l’affaire des fausses factures, qui ont tout de même éclaté en France et non au Gabon…

Comment accepter qu’un chef d’État comme Houphouët soit traîné dans la boue ? C’est vraiment désolant. Et il ne faut pas que les Africains honnêtes, et d’abord les intellectuels, se prêtent à ces jeux malsains.

Estimez-vous que l’expérience toute fraîche de démocratie est remise en cause ?

Je ne ferai pas marche arrière, je n’ai pas l’intention de renoncer au multipartisme. Le processus enclenché poursuivra, je l’espère, son cours normal, la Constitution, déjà modifiée, sera appliquée, et dans trois mois se tiendront les élections législatives. Les dérapages de ces derniers jours ne changeront rien à la nouvelle organisation du pays. Mais il importe que certains responsables politiques comprennent que la démocratie que nous voulons nous donner ne se fera pas avec les armes et la violence.

Vos partisans pensent que certains secteurs de l’opposition, craignant de se compter à travers les élections, seraient tentés d’en appeler à la rue pour vous forcer la main.

Que des opposants aient peur d’affronter le suffrage universel, ce n’est pas mon affaire. Mais pour tenir compte de ces considérations, j’avais préconisé d’avancer par étapes vers la démocratie et le multipartisme. J’avais suggéré la constitution, dans un premier temps, d’un rassemblement dans lequel se seraient retrouvés les différents groupements politiques et où chacun aurait gardé son autonomie. L’opposition n’a rien voulu savoir et a réclamé l’instauration immédiate du multipartisme intégral. J’ai fini par m’y rallier. Or, voilà qu’en refaisant ses calculs, une partie de l’opposition essaie d’empêcher la tenue des élections. Elle veut pratiquer la politique de la rue, celle de l’intimidation. Ce sont là des méthodes staliniennes dont le Gabon n’a que faire. Il nous faut préserver le climat de paix et de stabilité que nous avons connu pendant des années…

Êtes-vous toujours disposé à dialoguer avec l’opposition ?

La démocratie est un combat d’idées et non un échange de coups de feu. Il convient de se parler, de se fréquenter, d’explorer sans cesse toutes les voies de consensus. Pour ma part, je reste un homme de dialogue et je suis disposé à recevoir tout responsable de l’opposition qui le souhaiterait.

Seuls Dieu et le peuple me font peur. Je ne crains pas la mort et encore moins quelque combat politique.

Accepteriez-vous une défaite électorale ?

Pourquoi pas ? Je ne suis pas le peuple. Seuls Dieu et le peuple me font peur. Je ne crains pas la mort et encore moins quelque combat politique, dût-il se conclure par la défaite.

L’opposition vous accuse de vouloir gagner du temps…

Certains opposants avaient accepté, pendant la Conférence nationale, le principe que le président de la République poursuive son mandat jusqu’à son terme. Alors je rigole franchement quand j’entends les mêmes réclamer ma démission. Et puis, trouvez-vous normal qu’ils demandent à la France de provoquer mon départ ? La France ne m’a pas installé dans ces fonctions, j’y suis arrivé par le jeu constitutionnel le plus régulier. Trouvez-vous normal que des Africains écrivent à des ambassades pour faire pression sur leur propre président ?

À quoi faites-vous allusion ?

À des démarches effectuées par des dirigeants de l’opposition auprès de la CEE et de deux ambassades de pays dont je tairai les noms.

Au départ, l’attitude ambiguë de la France aurait encouragé vos opposants…

La France a envoyé ses militaires pour assurer la protection de ses citoyens. Je n’ai rien à vous cacher : un camp militaire français, le Camp de Gaulle, se trouve à Libreville. Certes, la France aurait pu intervenir dans le cadre des accords de défense. Son action a été déterminée par les cris de détresse lancés par ses ressortissants (vivant à Port-Gentil) sur les ondes, et son intervention a été justifiée par des considérations humanitaires. De leur côté, les forces de sécurité gabonaises qui, elles aussi, sont présentes à Port-Gentil ont reçu pour instruction de ne pas malmener les gens et de surveiller les endroits stratégiques.

La prudence française refléterait un changement de doctrine en matière de politique vis-à-vis de ses alliés africains ? Quelles leçons en tirez-vous ?

En Afrique, nous acceptons la liberté d’expression, mais nous nous imposons une certaine pudeur.

Je ne suis pas le seul à y réfléchir. Beaucoup de chefs d’Etat africains m’ont saisi : ils souhaitent que nous nous concertions pour nous adresser, d’une même voix, à la France. Ce que nous. Gabonais, lui demandons, c’est qu’elle cesse de nous traiter comme des gamins. L’Afrique est traînée dans la boue ; ses chefs sont insultés dans la presse française. Il existe pourtant en France des lois qui répriment les injures à chefs d’État étrangers. En Afrique, nous acceptons la liberté d’expression, mais nous nous imposons une certaine pudeur. Mais comment expliquer que des journalistes écrivent que le pays est à feu et à sang ? On a le sentiment qu’on veut que notre continent devienne un champ clos de rivalités idéologiques qui ne nous concernent pas !

Au bout du compte, après 22 ans à la tête du Gabon, comment envisagez-vous votre avenir personnel ?

Un homme politique doit avoir une vision. La mienne, pour le moment, s’arrête à la fin de mon mandat, dans trois ans. Je pourrai alors briguer un autre mandat mais je le ferai savoir lors que cette échéance approchera, disons entre 5 mois et un an de son terme.

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Propos recueillis par Adama Gaye, envoyé spécial.

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