Arts : les voleurs d’âmes du quai Branly

La dernière exposition de masques et de reliquaires présentée au musée du quai Branly, à Paris, ne témoigne pas suffisamment ce qu’ils sont au monde, ni leurs significations et ce qui fait d’eux des objets d’art, selon la romancière camerounaise Hemley Boum.

Le musée du quai Branly-Jacques Chirac, musée présentant l’art et les cultures autochtones d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, à Paris (France), le 18 octobre 2017 © Christophe Ena/AP/SIPA

Le musée du quai Branly-Jacques Chirac, musée présentant l’art et les cultures autochtones d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, à Paris (France), le 18 octobre 2017 © Christophe Ena/AP/SIPA

Hemley Boum
  • Hemley Boum

    Romancière camerounaise, Grand prix littéraire d’Afrique noire

Publié le 26 février 2018 Lecture : 5 minutes.

Tribune. Le musée du quai Branly – Jacques-Chirac présentait du 3 octobre au 21 janvier une exposition de masques et de reliquaires baptisée « Forêts natales, arts d’Afrique équatoriale atlantique ». Une aire géographique et cultuelle couvrant la Guinée équatoriale, le Gabon, le sud du Cameroun et l’ouest du Congo.

La matière stylisée témoigne de la spiritualité, de la croyance dans un continuum de vie par-delà la mort. Le lien de solidarité, de responsabilité et de mémoire qui défie les contingences du temps.

Les reliquaires nous disent tout sauf l’essentiel de leur être au monde, du chemin tortueux qui les a dépouillés de sens

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Je m’émeus de la beauté saisissante de ces objets, témoins d’un passé à jamais révolu mais qui subsiste en soi : pas tout à fait enfoui mais impossible à nommer. Dans cette résurrection incomplète et fugace, je réalise ce qui est irrémédiablement perdu. Objets à dessein, parce qu’ils existent dans ce lieu conçu pour les mettre en lumière et que nous pouvons les admirer dans des cages de verre savamment éclairées auxquelles ils n’étaient pas destinés.

Les reliquaires nous disent tout sauf l’essentiel de leur être au monde, du chemin tortueux qui les a dépouillés de sens, qui fait de ces œuvres somptueuses des objets d’art, des objets malgré tout.

Dois-je rester prosaïque, et y voir un signe incongru de la hernie ombilicale si fréquente en Afrique ?

Je m’interroge sur l’ombilic proéminent des statues d’ancêtres, gardiens de reliques Mabea. Que dois-je y lire ? Dois-je rester prosaïque, et y voir un signe incongru de la hernie ombilicale si fréquente en Afrique ? Ou lâcher la bride à mon imaginaire, revenir aux essentiels, le cordon ombilical qui transmet la vie et les gênes, ce que chacun porte en soi, qui lui vient de la longue lignée de ceux qui l’ont précédé, le passé qui se régénère sans cesse en présent, les vieilles âmes qui inlassablement sillonnent la terre.

« Aller au-delà du compte rendu esthétique pour rencontrer les créateurs »

Qui sont les peuples derrière les statues ? Pas simplement leur nom ou leur assignation géographique : les Fang et les Kwele au nord, les Kota à l’est, les Mbede au centre, les Galwa et les Tsogo à l’ouest, les Punu au sud, comme l’indique la brochure.

Partie de l'exposition "Les Forêts natales. Arts d’Afrique équatoriale atlantique", au musée du quai Branly-Jacques Chirac © Musée du quai Branly – Jacques-Chirac/Capture d’écran Youtube

Partie de l'exposition "Les Forêts natales. Arts d’Afrique équatoriale atlantique", au musée du quai Branly-Jacques Chirac © Musée du quai Branly – Jacques-Chirac/Capture d’écran Youtube

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Il faudrait aller au-delà du compte rendu esthétique pour rencontrer les créateurs, les interroger sur le sens de chaque détail : des scarifications aux coiffures, en passant par le matériau utilisé. Les écouter des heures parler des ancêtres dont les reliquaires sont les gardiens, du fil ténu qui les rattache aux vivants et qu’eux, artistes, ont la charge de sublimer.

De quelle curieuse migration les mélanges de styles sont-ils le nom ? Que signifient chez des peuples si imbriqués les uns dans les autres les disparités de facture subtiles ou marquées ? Quel sens dois-je donner à la symétrie parfaite entre la tête, le cou et les épaules des reliquaires en bois des Ntumu, à la finesse presque dansante, faite de cuivre, d’étain et de fer, de ceux imaginés par les Obamba ?

Ces objets viennent de partout sauf d’Afrique, dont ils sont originaires

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À l’ocre austère des masques nzebi ou à l’allure japonisante des masques punu : yeux bridés, face blanchie au kaolin, coiffures extravagantes ? Je voudrais toucher les objets derrière la prison de verre et de lumière, dans un corps à corps qui, je le pressens, leur redonnera vie, le temps de me dire leur vérité profonde.

Fierté trouble

Les objets d’arts exposés viennent de partout : musée Dapper, Metropolitan Museum de New York, musée suisse Barbier-Mueller et Museum Fünf Kontinente, de Munich. Partout, sauf d’Afrique, dont ils sont originaires.

Jean Paul Barbier-Mueller, en possession d’une des plus grandes collections d’art « tribal » au monde, grand bienfaiteur du musée du Quai-Branly, à qui il aurait offert plus de 500 œuvres, déclarait au Figaro Culture en 2014 : « Hommes de l’écriture, armés pour conserver le patrimoine de l’humanité, pouvons-nous assister à la disparition de mythes aussi riches que le furent ceux de la Grèce ? »

Question de perspective, dans le sens littéral du terme : le point de vue que l’on a sur les choses et le monde de l’endroit où l’on se trouve. De l’endroit où je suis, moi, je peux comprendre la curiosité suscitée par la patine suintante des statues fang – une huile végétale injectée dans le bois selon une technique qui continue d’être étudiée par les scientifiques – et le fait que ces statues exsudent depuis des siècles.

Je peux même éprouver une forme de fierté trouble quand une pièce du reliquaire kota du Gabon est vendue entre 6 et 9 millions d’euros par Christie’s, comme ce fut le cas en 2015. Je peux m’affliger qu’un masque facial anthropomorphe kwele du Gabon soit appelé « masque Lapicque », du nom de son collectionneur, le peintre Charles Lapicque, mais c’est la coutume, m’explique-t-on.

Les objets d’arts dont les auteurs ne sont pas identifiés portent le nom de leur propriétaire, dans un rappel malheureux des esclaves déshumanisés de jadis. Certains d’entre eux sont célèbres, comme Paul Éluard, et leur illustre patronyme vient accroître la valeur de l’objet.

Je peux même m’amuser de l’ironie contenue dans l’anecdote : Charles Lapicque, dont les peintures sont signées et évaluées en fonction de son talent personnel, ne voit pas d’inconvénient à ce que son nom soit accolé au travail d’un autre parce qu’il est propriétaire de l’œuvre.

Je peux, et j’ai été traversée de sentiments contradictoires pendant ma visite de cette exposition, être submergée par l’idée qu’il aurait mieux valu que disparaissent ces masques, statues et reliquaires avec les morts qu’ils gardaient et les cultures qu’ils symbolisaient.

Sans eux, les spéculateurs auraient trouvé d’autres babioles précieuses pour investir leur argent, le public parisien une autre proposition culturelle

Pour ceux qui les ont créés, leur force ne résidait pas dans l’assemblage sophistiqué de matériaux, mais dans l’esprit qui inspirait leur travail. Ils sont beaux, quand ils devraient être habités.

Puisque tout cela a disparu, que signifient ces objets ici et maintenant ? Fumée d’un feu qui s’est depuis longtemps éteint, que dénoncent-ils ? Sans eux, les spéculateurs auraient trouvé d’autres babioles précieuses pour investir leur argent, le public parisien une autre proposition culturelle, comme la capitale en offre par milliers.

En moi domine l’espoir qu’ils reviendront un jour dans les forêts dont ils sont issus et, dans leur plénitude de passeurs de mémoire, qu’ils restaureront le lien rompu.

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