Le fellah et l’agent d’État
Mais qu’est-ce qui a pris le gouvernement tunisien de procéder, précisément maintenant, au recensement de la population ? Envoyer des enquêteurs frapper aux portes de citoyens au bord de la crise de nerfs parce que subissant insécurité, braquages et crise économique relève de l’inconscience. Tout comme dépenser quelque 43 millions de dinars (plus de 19 millions d’euros) dans une opération d’aucune urgence pour un État en faillite…
N’empêche. Le recensement a bien démarré en avril dernier avec des agents recrutés parmi de jeunes chômeurs qui ne se lassent pas de raconter leurs mésaventures. Dans les quartiers huppés de la capitale, certains bourgeois, dégoûtés par ce qu’ils appellent la "Révolution des gueux", leur claquent la porte au nez : "Je ne suis plus tunisien, circulez !" Des militantes féministes s’étouffent d’indignation devant le frêle enquêteur qui demande : "Où est le chef de famille ? – Eh bien, mon pauvre, le chef de famille, c’est moi !"
Mais c’est des quartiers populaires que les missionnés rentrent souvent bredouilles. Les travailleurs qui ont peur du fisc ou qui ont des factures à honorer soupçonnent une procédure de confiscation déguisée. Les épouses au foyer se claquemurent par crainte des voleurs, des violeurs ou du mari jaloux qui n’hésite pas à tabasser l’agent de l’État (c’est arrivé) quand elles ne renvoient pas ce dernier pour raison religieuse – recevoir en tête à tête un mâle revient à inviter le diable en personne chez soi.
À la campagne, il faut s’enfoncer à pied dans les champs et enjamber les clôtures de figuiers de Barbarie au milieu de meutes de chiens. Arrivés à destination, les recenseurs essuient la colère de paysans qui les prennent pour des agents de l’ex-police de Ben Ali ou des suppôts d’Ennahdha et les criblent de pierres ou d’insultes. D’autant qu’on ne comprend pas tout de leurs 146 questions : "Est-ce que vous allez au cinéma ? – Pardon ?", "Elle est à vous la maison ? – Pourquoi ? Vous voulez me la confisquer ?" Dans les masures les plus crédules, on croit dur comme fer que ces visiteurs sont des anges tombés du ciel. On aligne alors les enfants malades, les ados au chômage et… les doléances en tout genre. Les plus pauvres pleurent en silence. Et les jeunes recenseurs se mettent à pleurer eux aussi. Avant de fouiller dans leurs poches afin de donner quelques billets pris sur le maigre forfait de 600 dinars alloués pour leur mission.
Des hobereaux ayant rarement vu une femme "publique" – entendez tête dévoilée – s’approchent pour flairer la créature. Croyant que l’enquêteuse n’était là que pour vendre ses charmes, un certain Moussa lui a spontanément demandé combien valaient ses services à domicile. Mais il y a aussi ce quartier d’une ville du Sud qui a chassé une recenseuse "niqabée" et, plus au nord, ce sanguin qui a bousculé un agent femme dont le fiancé, appelé au secours, est venu laver l’affront. Il a fallu l’intervention du préfet pour calmer le jeu.
Ce ne sont là que des anecdotes d’un recensement dont le seul intérêt, à mes yeux, réside dans la découverte de l’état d’esprit du Tunisien et dans l’inventaire de ses traumatismes, trois ans après la révolution. Avis aux psychologues.
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