Comment l’armée nigériane tente de faire face à Boko Haram
À cause des options stratégiques des quinze dernières années, et de la multiplication des foyers de menaces intérieures, les forces armées nigérianes sont démunies face à Boko Haram. Mais leur récente réorganisation devrait bientôt porter ses fruits face à la secte islamiste. Décryptage de Laurent Touchard*.
* Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.
8 mars 2012, banlieue de Birnin Kebbi, État de Kebbi (nord-ouest du Nigeria) : les terroristes sont sur le point de changer le lieu de détention de leurs otages, Chris McManus et Franco Lamolinara. Avec l’aide des Britanniques, les services de renseignement d’Abuja sont parvenus à les localiser. Si les kidnappeurs déménagent, le risque qu’ils disparaissent dans la nature est important. Le temps presse. Est donc décidé de lancer l’assaut contre la "safe house", en plein jour.
Pour ce faire, des membres des forces spéciales britanniques, appartenant au Special Boat Service (SBS), assistent directement les Nigérians, sous leur commandement. Malgré leur présence et leur savoir-faire, c’est un échec cuisant. Les terroristes affiliés à Boko Haram exécutent leurs prisonniers. Par la suite, des SBS imputeront la responsabilité de ce tragique raté aux commandos nigérians qui conduisent l’attaque. Selon eux, l’approche a été menée sans la moindre discrétion. Dès lors, les "bad guys" repèrent l’unité avant même que celle-ci soit positionnée… Ébahis, les Anglais voient alors leurs "hôtes" charger furieusement, dans le désordre, dans un fracas de cris et de rafales d’armes automatiques, en contradiction avec toutes les règles tactiques. La fusillade qui éclate durera une dizaine d’heures, jusqu’à épuisement des munitions de la cellule terroriste. Le 31 mai 2012, c’est au tour d’Edgar Fritz Raupach, un autre otage de la secte islamiste, de périr lors d’une tentative de libération…
Deux opérations conduites par la "crème" des forces de sécurité d’Abuja, deux échecs impitoyables… Ce triste bilan à quelques semaines d’intervalle résume à lui seul la situation qui prévaut aujourd’hui au Nigeria face à Boko Haram ou à d’autres groupes armés, d’autres gangs. Une partie des responsables politiques et militaires ne sont pas aussi apathiques qu’il est répété à l’envi, les membres des forces de sécurité ne manquent pas de bonne volonté, policiers et militaires nationaux ne sont pas des lâches en dépit de toutes les carences de leur institution.
>> À lire : Boko Haram, le Nigeria face à ses démons
Cependant, ils sont victimes d’un manque de savoir faire devant les méthodes qu’imposent terroristes et insurgés divers. Défaillance qui doit beaucoup aux divisions d’un pays gangrené de divisions et lourd d’un passé complexe. Contexte historique, religieux, ethnique, social et économique difficile dans lequel l’évolution des forces de sécurité depuis 1999 – date de l’avènement d’une démocratie durable au Nigeria, après 15 ans de régimes militaires – s’est accomplie lentement, tout au long d’un cheminement d’erreurs et de décisions hasardeuses.
L’organisation des forces
L’Armée de Terre se compose de grandes unités (GU), à savoir, une division blindée (la 3ème), trois divisions d’infanterie mécanisée (1ère, 2ème et 81ème) et une division d’infanterie composite à dominante amphibie (la 82ème). S’ajoute la Brigade de la Garde dont les bataillons accomplissent eux aussi des missions de sécurité intérieure.
En août 2013 est mise sur pied la 7ème Division d’Infanterie, avec 8 000 hommes prélevés sur les unités existantes à Yola, Mongono, Sokoto et Yobe, avec les hommes de retour du Mali, ou provenant de recrutements. Elle est chargée de protéger la zone nord-est, ainsi que les frontières avec le Niger, le Tchad et le Cameroun. Zone qui auparavant cela était à la fois sous la responsabilité de la 1re Division d’Infanterie à Kaduna et de la 3ème Division Blindée à Jos. Cette création rend donc le dispositif plus cohérent. La Joint Task Force (JTF, ou Joint Military Task Force ; voir plus loin), qui aligne des unités relativement mieux formées au contre-terrorisme (notamment avec les unités d’intervention du DSS) et à la contre-insurrection lui est rattachée. Malgré tout, la tâche à accomplir est énorme : la superficie de la zone représente environ 155 000 km2 !
Chaque division se compose de trois ou quatre brigades : blindées, mécanisées, infanterie, amphibie, génie, artillerie, ainsi qu’un bataillon de reconnaissance blindé, des unités de commandement, de transmissions, de soutien… Dans les années 1980, la 82ème Division est à dominante aéroportée/aéromobile, avec la 2ème Brigade Aéromobile et la 31ème Brigade Aéroportée. Elles sont composées de bataillons susceptibles d’être rapidement déployés par aéronefs, et entraînés à opérer de concert avec les hélicoptères. L’instabilité dans la zone économiquement stratégique du delta du Niger dans les années 1980 amène à la transformation de la grande unitié en une entité à dominante amphibie, habituée à opérer sur le terrain spécifique du delta et de son littoral. Elle ne conserve qu’un bataillon para-commando (le 72ème).
Le Nigeria s’est privé de groupements aéromobiles très manouvrants, capables de traquer en souplesse et depuis les airs des insurgés.
Ce choix non clairvoyant est aujourd’hui lourd de conséquences. En effet, il prive le Nigeria de groupements aéromobiles très manouvrants, capables de traquer en souplesse et depuis les airs des insurgés. Si de telles unités existaient encore, elles contesteraient fortement la liberté d’action de Boko Haram ; elles se rendraient avec célérité dans les localités attaquées, s’affranchissant des déplacements par la route avec le risque inhérent d’embuscades. D’autant plus que la secte n’a qu’un armement air-sol modeste (mitrailleuses et mitrailleuses lourdes montées pour l’essentiel sur des pickups, accessoirement des lance-roquettes antichars RPG-7 contre les hélicoptères à très basse altitude et faible vitesse).
L’engagement dans les missions de sécurité
Les nombreuses attaques de Boko Haram focalisent l’attention sur l’engagement de ces forces contre la secte, dans la partie septentrionale du pays. Situation qui amène à oublier que d’autres graves problèmes de sécurité intérieure existent également. Illustration de cela : le 7 mai 2013, à Alakyo (État de Nasawara, au centre du Nigeria), 46 policiers et 10 SWAT du DSS sont tués (jusqu’à une centaine de membres des forces de sécurité abattus selon d’autres sources) par la secte Ombats (pratiquant un culte ancestral teinté d’islamisme)… En dépit de l’amnistie de 2009 (dont il sera question dans un prochain billet, sur les stratégies anti-insurrectionnelles du gouvernement fédéral), la situation est loin d’être excellente dans le delta du Niger.
Toutes ces crises, les foyers de crises potentiels, impliquent l’engagement de la police qui, du fait de ses insuffisances doit être appuyée par l’armée. Elles impliquent autant de zones dans lesquelles il est nécessaire de maintenir des forces importantes, avec un entraînement spécifique dans le cas du delta. Autant de zones dans lesquelles doivent être dispersées des unités, des ressources… Cependant, les meilleures unités, les mieux entraînées à ce genre de guerre non conventionnelle ne peuvent être partout à la fois… Avec les pertes, les échecs et la nature psychologiquement (et physiquement) éreintante de ce type de guerre, avec les critiques nationales et internationales (en partie justifiées), avec l’entraînement insuffisant et l’équipement inadapté, le moral des militaires et policiers en permanence sur la brèche, chute. La nervosité favorise l’usage excessif de la force contre les suspects qui ne sont pas tous des terroristes, la confiance vis-à-vis des chefs s’écroule. Le problème sécuritaire du Nigeria n’est pas "juste" Boko Haram ; c’est une kyrielle de sectes susceptibles d’être dangereuses, de groupes armées avec des revendications diverses qui basculent dans le banditisme crapuleux… C’est la fragmentation et la diversité de ceux que doit combattre le gouvernement fédéral.
Concernant la traque pour retrouver les jeunes-filles kidnappées, est mentionné le déploiement de "deux divisions", puis de "quatre divisions". Annonces largement relayées alors qu’elles s’avèrent douteuses. Deux divisions, en comptant la totalité des 8 000 hommes de la 7ème, ce sont de 16 000 à 18 000 hommes… Volume qui demanderait un effort logistique bien au-delà des capacités de l’armée nigériane. Ne parlons pas de "quatre divisions" : il s’agirait alors de la quasi totalité de l’Armée de Terre ! En réalité, il est question d’éléments détachés de deux, puis de quatre divisions, dont, semble-t-il, le 72ème Bataillon Spécial, qui renforcent donc la 7ème Division. Cette recherche des otages est effectuée conjointement avec des unités nigériennes, tchadiennes et camerounaises. Dans le même temps, l’aviation effectue plus de 250 sorties au-dessus de la forêt de Sambisa.
>> Lire : Abubakar Shekau, l’imam caché de Boko Haram
JTF, commandos et SWAT
La Joint Military Task Force (JTF) est parfois décrite comme une unité (ou des unités) de "forces spéciales ". Il n’en est rien. Créée à la mi-2011 dans les États du Borno et de Yobe, elle amalgame des éléments des armées de Terre, de l’Air, de la Marine, de la Police Mobile et des forces d’intervention du Department of State Service (DSS ou State Security Service – SSS). Une "JTF" est une structure temporaire destinée à faciliter la coordination entre les différentes composantes qui lui sont rattachées. Concept enseigné dans les manuels d’instruction de l’armée nigériane. Concept appliqué avant cela, par exemple dans le delta du Niger en mai 2009 avec la création d’une autre JTF dans le cadre de l’opération Harmony, ou encore en 1996, dans la péninsule de Bakassi. Une Special Task Force (STF) opère quant à elle dans l’État du Plateau. Insistons bien : la JTF de Maiduguri n’est pas une unité de forces spéciales.
En dépit d’assertions erronées, le Nigeria ne dispose d’ailleurs que d’un très petit nombre de militaires réellement qualifiés "forces spéciales ". En 2000, quatre bataillons d’infanterie (5 000 hommes) sont entraînés par 225 Bérets Verts américains du 3rd Special Force Group (Fort Bragg). Ce stage survient juste avant le déploiement des Nigérians en Sierra Leone, afin de mieux les préparer à leur (difficile) mission. Si le professionnalisme est amélioré, les hommes ainsi formés ne gagnent pas pour autant le "label " de "forces spéciales ".
Toujours au sein de l’armée, une unité antiterroriste est signalée à Jaji, le Quick Response Group (QRG). Mais il semble ne s’agir que d’une structure ad hoc, de type commando ou SWAT (force d’intervention/antigang de police, en théorie capable d’entrer en action lors de prises d’otages, pour maîtriser des forcenés, accomplir des missions qui exigent davantage de doigté ou une puissance de feu supérieure aux forces de police classiques). L’existence d’une autre unité similaire est rapportée en 2012, au sein de la 82ème Division, à Enugu. À noter enfin que la police aligne une unité antiterroriste, officiellement désignée Counter Terrorist Unit (CTU). Là aussi, c’est un SWAT et non d’un élément de forces spéciales.
Est annoncée en avril 2010 la création d’un bataillon de ce type. Toutefois, il apparaît finalement qu’il s’agit d’une re-désignation du 72ème Bataillon Parachutiste en 72ème Bataillon Spécial, implanté à Makurdi. Seule unité aéroportée depuis la transformation de la brigade parachutiste et de la brigade aéromobile de la 82ème Division, elle est de type para-commando, intégrant quelques éléments de forces spéciales. De son côté, la Marine aligne une unité très spécialisée, le SBS. D’après des documents nigérians, le sigle signifie "Special Board Service " et non "Special Boat Service". Créée en 2008, ses membres sont des experts du combat nautique (intervention à bord des navires aux mains de pirates, sur les plate-formes pétrolières, dans les installations navales…). Quant au Nigerian Air Force Regiment de l’Armée de l’Air, il peut s’apparenter à une unité commando chargée de la protection des bases aériennes.
Des formations de base au contre terrorisme et à la contre insurrection se tiennent donc, de plus en plus fréquemment au CTCOIN à Jaji ainsi qu’à Kachia et à Kontagora.
Le CTCOIN
Face à la menace croissante des sectes et groupes armés dont les capacités s’améliorent, l’armée crée le 10 juin 2009 un centre de contre terrorisme et de contre-insurrection (Counter Terrorism and Counter Insurgency Centre ; CTCOIN) à Jaji, dans l’État de Kaduna. À cette occasion fusionnent la Special Ops Wing et la Counter Terrorism Wing. Le CTCOIN devient emblématique des efforts fédéraux pour aguerrir les troupes. Malgré tout, l’armée nigériane n’est pas encore prête à affronter le terrorisme, cette méthode de guerre bien particulière qui neutralise la plupart des méthodes conventionnelles. Elle n’est pas formée à faire face aux engins explosifs improvisés (EEI). Elle n’est pas formée aux tactiques de guérillas, aux kidnappings, souvent de femmes. Elle manque d’unités aéromobiles dignes de ce nom.
Néanmoins, les responsables politiques militaires les plus avisés ne baissent pas les bras. Des formations de base au contre terrorisme et à la contre insurrection se tiennent donc, de plus en plus fréquemment au CTCOIN à Jaji ainsi qu’à Kachia et à Kontagora. Mais les unités qui en bénéficient ne peuvent – là encore – être qualifiées de "forces spéciales ". Pas davantage de "commandos ". Tout au plus s’agit-il de séjour de quatre à six semaines pour une instruction de base durant laquelle les hommes s’entraînent au tir, suent le long de parcours d’obstacles, apprennent ou réapprennent des fondamentaux pour l’entrée et la progression en milieu clos, en zone habitée, s’initient aux dangers des EEI (engins explosifs improvisés), suivent quelques cours théoriques sur l’importance du renseignement (une des lacunes de l’armée alors que ce principe est pourtant en bonne place dans les manuels d’instruction), de ripostes proportionnées aux attaques…
Manque de forces spéciales
On l’aura compris : pour impressionnants qu’ils soient, des hommes "baraqués" en tenues noires, caparaçonnés dans des gilets d’assaut et pare-balles, lourdement armés, cagoulés ne sont pas, dans la plupart des cas, des forces spéciales. Même s’il s’agit de membres d’unités commandos ou SWAT, relativement bien entraînés, capables d’accomplir certaines missions spécialisées, ils n’ont pas le niveau de compétence, les particularités des forces spéciales.
Jusqu’en janvier 2014, ce manque dans l’armée nigériane (qui fait écho au manque d’unités aéromobiles) nuit à la lutte contre Boko Haram en particulier et contre l’ensemble des groupes insurgés en général. Là où les fantassins des bataillons d’infanterie motorisée et mécanisée, sont patauds, avec seulement des connaissances très basiques (dans le meilleur des cas) en lutte antiterroriste et anti-insurrectionnelle, où les commandos sont limités par leur entraînement, leur matériel, leur cadre d’emploi, eh bien les forces spéciales peuvent opérer de manière indépendante en zones hostiles, durant de longues périodes, pour des missions stratégiques (élimination d’un chef ennemi, observation et collecte de renseignements…).
La révolution du NASOC
Pour palier à cette déficience, est créé début janvier 2014 le Nigerian Army Special Operations Command (NASOC ; commandement des opérations spéciales) avec l’aide de l’US Africom. Cette structure constitue une révolution pour le Nigeria. À terme, elle regroupera l’ensemble des futures unités de forces spéciales. Elle permettra en outre d’effectuer des entraînements communs à ces unités, de définir des procédures communes, de faciliter l’acquisition d’équipements spécifiques aux missions spéciales, leur mutualisation, leur entretien…
Ces commandos seront formés à la tactique des petites unités, aux patrouilles, aux opérations nocturnes.
Début mai est évoqué l’entraînement d’un nouveau bataillon de rangers, de 650 à 850 hommes, par les États-Unis. Sitôt qu’ils seront prêts, ils pourraient rapidement représenter un danger mortel pour Boko Haram dans la réserve de Sambisa ou aux frontières… Ces commandos seront formés à la tactique des petites unités, aux patrouilles, aux opérations nocturnes. Dans le même temps, les Américains enseigneront le "métier" d’instructeurs à des militaires nigérians qui, à leur tour, devraient préparer 7 000 hommes à la contre-insurrection.
Bien entraîné, bien commandé, le soldat nigérian peut se révéler être un combattant exceptionnel. L’histoire l’a souvent prouvé. Avec les orientations prises depuis l’été 2013, avec des mesures judicieuses à l’instar de la création du NASOC ou encore avec des plans de modernisation et d’acquisitions cohérents et enfin, avec la volonté politique (et militaire) résolue de coopération régionale et internationale (renseignement et formation), le Nigeria met de son côté toutes les chances de retrouver et de libérer les écolières de Chibok ainsi que tous les autres otages. Malgré tout, il convient de ne pas oublier la folie meurtrière de ceux qui les détiennent… C’est donc un très difficile combat qui se déroule actuellement. Combat qui ne résume pas juste au nombre de soldats, aux nombre de divisions, à la puissance de feu. Dans cette lutte, quelles que soient les lacunes de l’armée nigériane, les "bad guys" sont ceux à qui elle fait face.
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>> Retrouver tous les articles du blog défense de Laurent Touchard sur J.A.
>> Pour en savoir plus : consulter le blog "CONOPS" de Laurent Touchard
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