Après l’affaire Oxfam, pourquoi les scandales sexuels de l’ONU passent-ils presque inaperçus ?
Que faire face à la récurrence des affaires d’exploitation et d’abus sexuels sur des populations civiles africaines par des employés de l’ONU – qui ne sont pas seulement des Casques bleus ? Sharanya Kanikkannan, conseillère juridique et politique de l’ONG Aids-Free World, nous explique les enjeux de son combat contre l’impunité.
Cela sonne comme une insupportable rengaine. Quarante-six Casques bleus, de nationalité ghanéenne, ont été accusés d’abus sexuels sur des femmes au Soudan du Sud où ils étaient basés, a annoncé l’ONU, lundi 26 février. Selon une enquête préliminaire, ces soldats de la paix « étaient engagés dans des activités sexuelles avec des femmes » vivant sur des sites de protection de civils gérés par l’ONU et certains policiers du contingent sont accusés « d’avoir monnayé des rapports sexuels ». Des accusations qui sont les dernières en date d’une longue liste ayant éclaboussé plusieurs opérations onusiennes de maintien de la paix, dont la Monusco en République démocratique du Congo, la Minusma au Mali et la Minusca en Centrafrique.
Ces situations perdurent en dépit de la politique de tolérance zéro affichée par les Nations unies à l’égard des abus sexuels commis par des membres de son personnel. Une politique très imparfaite, selon Sharanya Kanikkannan, conseillère juridique et politique pour Code Blue, une campagne menée par l’ONG Aids-Free World contre les abus sexuels commis par le personnel de l’ONU. Entretien.
Jeune Afrique : Quelle est votre réaction face à ces nouveaux cas d’abus sexuels présumés?
Sharanya Kanikkannan : Ce n’est pas une surprise. Ces actes continuent à être perpétrés inlassablement dans le même genre d’environnement et par le même genre d’individus. Le problème n’est pas nouveau : en 2003, un communiqué du secrétaire général de l’ONU pointait déjà des cas d’exploitation et d’abus sexuels. Quinze ans plus tard, nous n’avons pas assisté à une réelle diminution de ce genre d’incidents et aucun changement drastique n’a été engagé.
Ceci dit, la manière dont a été géré le cas de ces 46 Casques bleus ghanéens est inhabituelle. Des progrès ont été faits : les officiers de police mis en cause ont immédiatement été écartés de la zone où ils étaient basés et des actions ont été prises seulement deux semaines après l’ouverture d’une enquête préliminaire. En comparaison, l’année dernière, les cas d’abus sexuels survenus en République démocratique du Congo et en Centrafrique ont donné lieu à une très longue investigation, qui est toujours en cours… Toutefois, au Soudan du Sud, la gestion de cette situation s’est faite en dehors de tout cadre préétabli et nous avons peu d’informations. Les allégations sont-elles jugées crédibles ? Qui va être en charge de poursuivre l’enquête ? Où se trouvent les victimes ?
Lors d’abus commis par du personnel civil, il y a un vide juridique
Centrafrique, Mali, République démocratique du Congo… Qu’est-ce qui, selon vous, explique la récurrence de ces cas d’abus sexuels parmi les missions de maintien de la paix de l’ONU ?
Le problème fondamental, c’est l’impunité. L’exemple du Soudan du Sud concerne des officiers de police, qui peuvent être renvoyés pour être jugés dans leur pays selon des accords établis entre les États d’origine et les Nations unies, mais il y a également de nombreux cas impliquant du personnel civil, venu travailler pour l’ONU par lui-même. [Plus de 15 000 membres du personnel civil sont engagés dans des missions de maintien de la paix à travers le monde, selon un décompte de l’ONU, NDLR]. Dans ces cas-là, c’est très différent : il n’existe pas d’accord. Les pays d’origine refusent de rapatrier ces ressortissants en cas de mauvais comportement, car cela représente des dépenses colossales. Lors d’abus commis par du personnel civil, il y a donc un vide juridique. Aucune donnée n’est d’ailleurs disponible sur les actions judiciaires qui ont éventuellement été entreprises contre des civils accusés d’abus et d’exploitation sexuelle.
Au milieu de ce vide, c’est l’ONU qui se charge de mener des enquêtes, alors qu’elle n’est pas neutre puisqu’elle emploie les accusés. Cette organisation a ainsi le pouvoir de décréter que les allégations ne sont pas crédibles ou de retarder le début d’une enquête criminelle. C’est la raison pour laquelle de nombreuses affaires n’aboutissent jamais.
Ce qu’il faudrait, c’est un vrai mécanisme de suivi et une cour spéciale
En ce qui concerne les officiers de police et militaires renvoyés dans leur pays, quel sort leur est-il réservé ? Y’a-t-il une coopération entre les autorités de ces pays et l’ONU ?
Je ne sais pas si ces pays fournissent une coopération totale à l’ONU car leurs discussions se déroulent en privé. En ce qui concerne les sanctions imposées aux officiers, elles sont très variables et dépendent des lois en vigueur dans chaque pays. Souvent, les officiers sont démis de leurs fonctions ou rétrogradés [Les 46 policiers accusés d’abus sexuels au Soudan du Sud, ont, eux, été relevés de leurs fonctions et rapatriés à Juba où ils ont été placés à l’isolement, NDLR]. Quelques fois, ils sont emprisonnés, une agression sexuelle pouvant être punie de cinq ans ou de un an de prison selon les pays. Dans beaucoup de cas, ils ne sont même pas jugés.
Que préconisez-vous pour remédier à cette situation ?
Ce qu’il faudrait, c’est évaluer la responsabilité criminelle des auteurs et mettre en place un vrai mécanisme de suivi. Une commission d’experts chargés de superviser toutes les étapes d’une affaire pour restaurer la confiance de la population et encourager la transparence. Mais le but reste surtout de créer une cour spéciale, avec les compétences nécessaires pour collecter les plaintes, enquêter, préserver les preuves, et poursuivre l’affaire devant la justice.
À la lumière du scandale Oxfam [les révélations d’abus impliquant des employés de l’ONG britannique à partir de 2010 ont été largement médiatisées, NDLR], on a l’impression d’une indignation à deux vitesse : énorme quand des ONG sont impliquées, presque inexistante quand il s’agit de l’ONU…
Oui, c’est très frustrant que l’on ne prête pas davantage attention aux scandales sexuels de l’ONU, car il y en a tellement et c’est si fréquent. Peut être cela s’explique-t-il par le fait que les particuliers ne font pas de don de leur poche à cette organisation, contrairement à Oxfam, et qu’ils se sentent par conséquent moins concernés. Ils pensent aussi que ce sont des histoires de militaires et de policiers. Peu savent à quel point les civils sont impliqués dans les affaires de l’ONU.
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