Défense : Le Drian, ministre de l’Afrique

Sur le continent, où il est les yeux et les oreilles de François Hollande, le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian se sent désormais comme un poisson dans l’eau. Reportage à Abidjan, Dakar et Nouakchott.

Jean-Yves Le Drian, le ministre français de la Défense, devant la lagune Ébrié, à Abidjan, le 10 mai. © Bruno Levy pour J.A.

Jean-Yves Le Drian, le ministre français de la Défense, devant la lagune Ébrié, à Abidjan, le 10 mai. © Bruno Levy pour J.A.

Publié le 23 mai 2014 Lecture : 9 minutes.

Jean-Yves Le Drian ne maîtrise pas encore tous les codes de la bienséance africaine. Quand il s’agit, à la descente d’un avion de la République ou sur le tapis rouge d’un palais présidentiel, dans la chaleur des tropiques ou sous les coups de boutoir de l’harmattan, de se plier à l’exercice du salut fraternel propre à ces latitudes – tempe contre tempe -, il est toujours un peu maladroit, ne sachant pas s’il faut en faire deux, comme le nombre de bises qu’on claque chez lui, dans le Morbihan, trois, ou quatre, comme il est de coutume sur le continent. Cela n’empêche pas le ministre français de la Défense d’avoir été adopté par bon nombre de ses interlocuteurs africains et de jouir d’une cote de popularité rare auprès des chefs d’État de l’ancien pré carré français, qu’il tutoie pour la plupart.

Quand, le 9 mai, il pose le pied à Abidjan pour la première fois depuis qu’il a pris le contrôle de l’Hôtel de Brienne, l’entourage d’Alassane Ouattara et le président ivoirien lui-même ne cachent pas leur satisfaction. "Cette visite, nous l’attendions depuis longtemps", affirmera un Ouattara radieux à l’issue de leur entretien de près d’une heure, dont trente minutes en aparté. Il ne faut pas y voir l’expression d’un grief ("nous comprenons que vous n’ayez pas pu venir plus tôt", a tout de suite ajouté le président en s’adressant au ministre), mais bien l’affirmation du rôle majeur que joue aujourd’hui Le Drian dans le petit monde de la Françafrique, de ce qu’il en reste ou de ce que l’essayiste Antoine Glaser appelle désormais l’Africafrance.

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Ouattara ravi de sa rencontre avec Le Drian

Le 11 mai, l’entretien avec Macky Sall à Dakar, deuxième étape d’une tournée de quatre jours en Afrique de l’Ouest, a duré plus de soixante-quinze minutes, "un temps exceptionnel pour une rencontre avec un chef d’État", convient-on dans l’entourage du ministre. Plus tôt, la réunion avec le ministre des Forces armées, Augustin Tine, censé être l’interlocuteur numéro un de Le Drian, n’avait pas dépassé la demi-heure. Comme en Côte d’Ivoire, le Breton était, selon un diplomate français, "fortement espéré" à Dakar, et c’est le tapis rouge qui lui a été déroulé. Le lendemain, il restera près d’une heure dans le bureau du président mauritanien, Mohamed Ould Abdelaziz, à Nouakchott. Constat du conseiller de l’un de ces trois chefs d’État : "Aujourd’hui, Le Drian est notre interlocuteur français numéro un. On sait qu’en lui parlant on sera entendu au plus haut niveau car il a l’oreille de François Hollande. Et puis, il faut bien admettre que la question de la sécurité est devenue la priorité de toute la sous-région. Si on veut se renforcer, on a besoin de la France, donc de Le Drian."

Si Ouattara semblait ravi de sa rencontre avec le ministre, c’est parce que ce dernier lui a confirmé non seulement que les soldats français ne quitteraient pas le camp de Port-Bouët, mais qu’en plus ils y seraient plus nombreux à terme, ce en dépit de la fin annoncée de l’opération Licorne, et qu’ils auraient toujours pour mission d’appuyer l’Onuci en cas de besoin : une "assurance-vie" pour le président ivoirien (le terme est d’un diplomate français), alors que se profile une campagne électorale incertaine en 2015.

"Ministre de l’Afrique" ? Le terme ne lui plaît pas et irrite au plus haut point les diplomates du Quai d’Orsay comme ceux de l’Élysée.

Quant à Sall et à Aziz, ils en ont profité pour demander un renforcement de la coopération militaire avec la France, déjà au beau fixe, et pour évoquer l’achat de matériel de guerre à des tarifs abordables. "Tous disent la même chose depuis l’opération Serval, explique un membre du cabinet du ministre : "Nous voulons acheter français, mais nous avons besoin de facilités financières."" Ce à quoi Le Drian répond banco.

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Cela en fait-il le "ministre de l’Afrique" ? Le terme ne lui plaît pas et irrite au plus haut point les diplomates du Quai d’Orsay comme ceux de l’Élysée. Mais Le Drian ne le renie plus comme avant. "Oui, peut-être", consent-il lorsque le ton est à la confidence, avant de rappeler qu’il existe dans le gouvernement un ministre des Affaires étrangères (Laurent Fabius) et une ministre déléguée au Développement et à la Francophonie (Annick Girardin), mais aussi d’admettre que le premier, dont le goût pour l’Afrique est très limité, "est pris ailleurs". "Volontairement", dit Le Drian, il se refuse à parler de développement ou de business avec ses interlocuteurs africains, mais, parfois, il se demande s’il ne ferait pas mieux de s’y coller.

Parce que, il l’a bien vu au fil de ses nombreux déplacements sur le continent, la demande est forte et pas toujours entendue. Parce qu’en Afrique on connaît les liens qui l’unissent à François Hollande, un ami de trente ans avec qui – privilège qui lui est propre – il s’entretient chaque mercredi à l’issue du Conseil des ministres. Cette influence, les Nigériens l’ont perçue lors de la libération des otages d’Areva en octobre 2013. Un conflit sur les réseaux à employer opposait alors la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), dont le patron est lui aussi un proche de Hollande, au ministère de la Défense. Finalement, Le Drian avait eu le dernier mot.

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Jean-Yves Le Drian avec Macky Sall, le président sénégalais, à Dakar, le 11 mai. © Bruno Levy pour J.A.

Accompagné de sa femme

Parce que, enfin (et peut-être surtout), le courant passe entre lui et "ses amis" africains. "Rien à voir avec Fabius, souffle un officier français qui a pu observer les deux hommes dans des rencontres au sommet. Fabius semble se désintéresser de l’Afrique. Le Drian, lui, est très à l’aise, et il sait comment parler aux chefs d’État." Le fait qu’il aime le football, que son club de coeur, le FC Lorient, possède dans son effectif un certain nombre de joueurs africains, mais aussi qu’il soit proche des milieux de la franc-maçonnerie et homme d’écoute plus que de bavardage sont des atouts. Le fait qu’il se déplace régulièrement avec son épouse aussi, même si cela provoque des poussées d’urticaire chez certains officiers. "Cela crée des liens qui vont au-delà de la simple visite de courtoisie ou de travail", affirme un membre de son cabinet. "Ma femme et la sienne sont devenues des amies", souffle le ministre de la Défense d’un pays sahélien qui dit apprécier le Français. En Côte d’Ivoire, Maria, élue du conseil régional de Bretagne, a passé la journée avec Fanta, l’épouse du ministre ivoirien chargé de la Défense, Koffi Paul Koffi…

Du continent, Le Drian, Breton de 66 ans taiseux et appliqué, à l’humour léger et aux cigarettes fortes, ne connaissait rien ou presque avant de devenir le patron des armées françaises. Un bref séjour au Sénégal il y a vingt ans, pour participer à un colloque sur un sujet qui est l’une de ses passions : les affaires maritimes. Et des vacances au Maroc. Pas plus. Lorsqu’il a obtenu en mai 2012 le portefeuille qu’il convoitait depuis longtemps, il s’attendait à prendre un abonnement pour l’Afghanistan afin d’y mener le désengagement de la France ; pas pour l’Afrique. Aujourd’hui, il compte huit voyages au Mali, quatre en Centrafrique, et d’autres encore au Tchad, au Congo-Brazzaville, au Burkina Faso, au Niger… Dans son agenda, l’Afrique noircit beaucoup de pages. Après avoir visité la Côte d’Ivoire, le Sénégal et la Mauritanie entre le 9 et le 12 mai, il devait se rendre en Centrafrique le 17 mai, puis au Mali le 25 pour signer le nouvel accord de coopération militaire, et au Tchad dans la foulée ; enfin, peut-être même en Algérie.

Il ne marchera pas sur les plates-bandes de Fabius

Un rôle délicat qui, en caricaturant légèrement, pourrait être comparé à celui d’un ministre de la Coopération réactualisé, qui ferait passer les questions militaires avant toute autre préoccupation, mais resterait le lien privilégié entre Paris et ses anciennes colonies. Quand il rencontre le ministre ivoirien des Affaires étrangères, il prend soin de préciser qu’il ne marchera pas sur les plates-bandes de Fabius. Quand il s’adresse à la communauté française vivant au Sénégal, il rappelle que "la sécurité et le développement vont de pair", mais que lui est chargé "de l’une, pas de l’autre". Tout de même : c’est lui qui, il y a quelques semaines dans J.A., exhortait en des termes fort peu diplomatiques les chefs d’État malien et centrafricain à prendre des initiatives allant dans le sens du dialogue ; lui qui a coorganisé la chute de Michel Djotodia en début d’année. Avec Ouattara le 9 mai, il n’a pas seulement évoqué les nouvelles missions qui seront bientôt dévolues à la force Licorne ou la situation sécuritaire au Mali. Il a aussi été question de la Centrafrique : Le Drian a demandé à l’Ivoirien de discuter avec le Tchadien Idriss Déby Itno lors du prochain sommet de l’Union africaine (UA), en juin, pour le convaincre de renvoyer des troupes. Avec Ouattara toujours, il a évoqué la situation politique au Burkina Faso. Lors de son bref séjour, Le Drian a même fait une plongée dans le marigot de la politique locale. À la résidence de l’ambassadeur français, à deux pas de celle encore en ruines de Laurent Gbagbo, il a reçu l’un après l’autre les représentants des trois principaux partis, le Rassemblement des républicains (RDR), le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et le Front populaire ivoirien (FPI), et a discuté avec eux de la présidentielle de 2015.

Au Sénégal, il n’a pas seulement parlé avec Macky Sall du rôle des Éléments français au Sénégal (EFS) basés à Dakar et de la lutte contre le terrorisme. Il a également été question de l’élection présidentielle en Guinée-Bissau, de la situation en Gambie, et encore de la Centrafrique. Quant à Aziz, qui semble avoir gagné ses galons de partenaire privilégié, Le Drian lui a demandé, en tant que président en exercice de l’UA, de pousser les pays du continent à envoyer des hommes en Centrafrique, et, en tant qu’ami de Déby, de lui parler… En signe de bonne volonté, le président lui a annoncé l’envoi de 1 000 soldats mauritaniens. Une bonne nouvelle pour la France, qui a peut-être décidé le ministre à ne pas aborder la situation politique tendue du pays. C’est vieux comme la diplomatie, la Françafrique l’avait érigé en principe fondamental, et cela fait enrager les associations de défense des droits de l’homme : démocratie ou pas, on ne fâche pas un allié.

Licorne, Serval, Épervier : bientôt la fin

Douze ans après avoir vu le jour, en septembre 2002, la force Licorne est sur le point de s’éteindre. Jean-Yves Le Drian l’a confirmé en personne à Alassane Ouattara le 9 mai. La disparition de cette force, qui a joué un rôle crucial dans la crise ivoirienne et dans la chute de Laurent Gbagbo, en 2011, ne signifie pas que les troupes françaises présentes à Abidjan décamperont. Au contraire, les effectifs de ce que l’on appellera, à compter du 1er janvier 2015, les Forces françaises en Côte d’Ivoire (FFCI), seront revus à la hausse. Cette base aura deux missions principales : servir de réserve de troupes conventionnelles capables d’intervenir en urgence sur le continent et de point d’appui logistique aux opérations dans la bande sahélo-saharienne. La force Licorne n’est pas la seule à être appelée à disparaître : le même sort est réservé aux opérations Serval, au Mali, et Épervier, au Tchad. Pour lutter contre le terrorisme dans la bande sahélo-saharienne (BSS, dans le jargon militaire), l’état-major français a élaboré une nouvelle organisation à l’échelle régionale qui devrait mobiliser 3 000 hommes. Le gros des troupes sera basé au Tchad (1 250 hommes, contre 950 aujourd’hui), où sera également transféré l’état-major du dispositif, et au Mali (1 000 hommes, contre 1 400 actuellement).

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