Élections européennes : la dérive du continent

Le 25 mai, l’élection des eurodéputés va déboucher sur un succès sans précédent des europhobes. Qu’ils soient d’extrême gauche et farouchement opposés à l’austérité. Ou d’extrême droite, nationalistes et xénophobes.

Meeting commun pour Marine Le Pen et le Néerlandais Geert Wilders. © Martijn Beekman / AFP

Meeting commun pour Marine Le Pen et le Néerlandais Geert Wilders. © Martijn Beekman / AFP

ProfilAuteur_JeanMichelAubriet

Publié le 19 mai 2014 Lecture : 6 minutes.

Entre europhiles et europhobes de toutes obédiences et de toutes nationalités, la bataille des européennes (22-25 mai) s’annonce à la fois féroce et lourde de conséquences. Il ne fait guère de doute que les premiers vont laisser des plumes dans ce pugilat continental – près de 400 millions d’électeurs inscrits dans les 28 pays membres de l’Union Européenne -, mais jusqu’à quel point ? L’actuel Parlement compte environ 10 % de députés hostiles à la politique d’inspiration libérale menée par Bruxelles. Deux tiers d’entre eux se réclament de l’extrême droite, un tiers de l’extrême gauche. Tous devraient renforcer leurs positions à l’issue du prochain scrutin, mais le mal est plus profond : de proche en proche, il contamine de nouveaux secteurs de l’opinion et jusqu’à certains partis jusqu’ici proeuropéens.

La réaction spontanée des électeurs est de se désintéresser de ces joutes, qu’ils jugent, à tort ou à raison, insuffisamment connectées à leurs préoccupations quotidiennes – ils sont 62 % dans ce cas, selon un récent sondage Ipsos-Mori. En 1979, lors de la première consultation européenne, le taux de participation culminait à 62 %. Il n’était plus que de 43 % en 2009 et devrait être bien inférieur cette fois.

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Il arrive pourtant que les Européens choisissent d’exprimer leurs frustrations et leurs angoisses face à l’avenir en votant pour des formations plus ou moins marginales, pourvu qu’elles s’opposent à l’establishment libéral et mondialisé – ou supposé tel. C’est le temps béni des démagogues. De Helsinki à Rome et de Londres à Athènes, souverainistes, populistes et xénophobes prospèrent. Certains se font les porteurs de revendications sociales pas forcément injustifiées. D’autres voient dans la maîtrise insuffisante des flux migratoires la cause de tous les maux. D’autres encore, au nom d’une souveraineté nationale érigée en dogme, notamment en matière monétaire – de quels crimes l’euro n’est-il pas chargé ! -, tirent à boulets rouges sur les technocrates bruxellois, accusés d’organiser l’austérité et le chômage de masse. Conséquence directe de la crise financière de 2008 et du déclin relatif des économies occidentales face à leurs concurrentes des pays émergents, le désamour à l’égard de l’Europe ne cesse de gagner du terrain. Mais pour des raisons variées.

Comme si leur nomination devait tout à leur manque de charisme

Force est de reconnaître que l’Union donne souvent des verges pour se faire fouetter. Comment s’enthousiasmer pour des dirigeants aussi insipides que José Manuel Barroso, le président sortant de la Commission, ou Catherine Ashton, la haute représentante pour les Affaires étrangères ? Tout se passe comme si leur nomination devait tout à leur manque de charisme, Berlin, Londres ou Paris s’assurant ainsi qu’ils ne leur feront pas de l’ombre. Résultat : l’UE manque dramatiquement de leadership politique. Elle multiplie les réglementations tatillonnes mais néglige l’essentiel : la politique énergétique, la défense, l’immigration, la stratégie industrielle et commerciale…

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Beaucoup en sont exaspérés, même ceux qui ont le plus bénéficié des largesses européennes au cours des dernières décennies : Irlandais, Portugais, Espagnols et Européens de l’Est. Un ex-satellite de l’URSS comme la Pologne a par exemple été transformé en profondeur par la manne européenne – 85 milliards d’euros depuis dix ans – et commence à ressembler à la Suède ou aux Pays-Bas. En 1989, son revenu moyen était à peu près égal à celui de l’Ukraine. Il est aujourd’hui quatre fois supérieur. Dans ces pays, à l’exception notable de la Hongrie de Viktor Orban, le désenchantement n’a pas encore trouvé de traduction politique. L’Espagne, par exemple, pourtant durement frappée par la crise (le taux de chômage des jeunes y avoisine 53 %), n’a donné naissance à aucun grand parti souverainiste, populiste ou xénophobe. Dans les formations traditionnelles (Parti populaire ou PSOE) et jusque chez les indépendantistes basques ou catalans, nulle tendance de ce type ne s’est à ce jour manifestée.

Cela reste une exception. Ailleurs, les partis europhobes crédités par les instituts de sondage de scores à deux chiffres sont légion. La palme revient à la Grèce, économiquement sinistrée, où les gauchistes de Syriza et les quasi-fascistes d’Aube dorée ou d’Alerte populaire orthodoxe (Laos) pourraient obtenir globalement autour de 40 % des suffrages. Mais la Grande-Bretagne, où les souverainistes du United Kingdom Independence Party (Ukip, 27,3 % des intentions de vote) surclassent désormais le vieux British National Party, et l’Italie, où les suffrages recueillis par le Mouvement Cinq Étoiles (M5S, 21,6 %) de l’anarcho-populiste Beppe Grillo s’ajouteront à ceux d’une Ligue du Nord plus ouvertement xénophobe mais en perte de vitesse (5,2 %), ne sont pas mal non plus.

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En France, le Front national pourrait obtenir plus de 20 % des suffrages, à l’instar du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) et du très raciste et très homophobe Mouvement pour une meilleure Hongrie (Jobbik). De même, bons résultats attendus pour le parti des Vrais Finlandais (Perus S) et, aux Pays-Bas, pour le Parti pour la liberté (PVV), du xénophobe peroxydé Geert Wilders. Même le pays d’Angela Merkel, où ne survivaient jusqu’ici qu’une poignée de nazillons crépusculaires, a vu apparaître une Alternative pour l’Allemagne (AfD) qui milite pour une sortie de l’euro et recueille 6 % des intentions de vote. Il n’est nullement exclu que le Ukip, le FN et le PVV arrivent en tête dans leurs pays respectifs.

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De miniséismes dans la politique de trois pays

Illustration d’un repli frileux et passéiste devant les effets de la mondialisation, la forte poussée des europhobes pourrait incidemment provoquer de miniséismes dans la politique intérieure d’au moins trois pays. L’Italie, où Matteo Renzi, le nouveau président du Conseil, menace de démissionner si son Parti démocrate est devancé par le M5S de Grillo, l’ex-humoriste qui ne fait plus rire personne.

Le Royaume-Uni, où la percée du Ukip, que dirige le tonitruant Nigel Farage, traduit une radicalisation de l’électorat. À en croire les derniers sondages, 35 % des Britanniques souhaitent que leur pays se retire de l’UE (34 % y sont opposés et 31 % sont encore indécis). Redoutant une hémorragie de ses voix, le Parti conservateur, où europhobes et eurosceptiques sont majoritaires, est contraint de suivre le mouvement. Le Premier ministre, David Cameron, s’est engagé à renégocier avec Bruxelles les conditions de la participation de son pays, puis de soumettre les nouvelles dispositions à référendum avant la fin de 2017. Les travaillistes d’Ed Miliband et les libéraux-démocrates de Nick Clegg y sont fermement opposés.

Tous les partis sont contaminés

En France, où la moitié de la population est désormais eurosceptique (bien que 79 % des personnes interrogées par l’institut BVA pour Le Parisien affirment être hostiles à une sortie de l’euro), presque tous les partis sont, à des degrés divers, contaminés. "Sortir de l’Europe, c’est sortir de l’Histoire", tente de plaider François Hollande. Mais l’impopularité du président est telle que ce plaidoyer a toute chance de rester lettre morte. Le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon ne manque pas une occasion de pourfendre l’ultralibéralisme de la Commission. Il est dans son rôle, mais l’aile gauche du Parti socialiste n’est pas loin d’être sur la même longueur d’onde. Situation comparable à l’UMP, où la vieille frange souverainiste reprend de la vigueur : elle compte aujourd’hui une quarantaine de députés. Ses chefs de file sont l’ancien ministre Laurent Wauquiez et, surtout, Henri Guaino, l’ancien conseiller politique de Nicolas Sarkozy, qui, dit-il, ne votera en aucun cas pour Alain Lamassoure, tête de liste de son parti en Île-de-France et fédéraliste européen notoire. Furieux, Alain Juppé lui a suggéré de démissionner sans attendre. Non moins furieux, Guaino a dénoncé "l’arrogance" et le "caporalisme" de l’ancien Premier ministre. Ambiance.

L’un des enjeux du scrutin du 25 mai est de savoir si l’extrême droite populiste et europhobe parviendra à constituer un groupe parlementaire, ce qui lui permettrait de disposer d’un secrétariat, d’une nuée d’assistants, de diverses facilités administratives et, bien sûr, d’importants crédits budgétaires. Il lui faudra pour cela disposer de 25 eurodéputés originaires d’au moins sept pays. En théorie, ça ne devrait être qu’une formalité. En pratique, ça pourrait se révéler plus compliqué en raison des divisions chroniques qui affectent cette mouvance. Sollicité par Marine Le Pen, Nigel Farage a poliment décliné : "L’antisémitisme est inscrit dans [l’]ADN" du FN, regrette-t-il. Après moult tractations, on semble s’orienter vers la constitution d’un pôle autour du Front national et du PVV néerlandais auquel d’autres partis seraient susceptibles de s’agréger. Les antieuropéens bénéficiant des libéralités de l’UE ? Ce ne serait pas le moindre des paradoxes du drôle de scrutin du 25 mai.

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