Maurice : que reste-t-il du « modèle mauricien » 50 ans après l’indépendance ?
Sa réussite économique depuis l’indépendance a fait mentir les experts. Cité en tête de nombreux palmarès internationaux, le confetti mauricien s’est peu à peu imposé comme un modèle à suivre en matière de développement, démocratique et multicommunautaire, gérant au mieux, depuis un demi-siècle, les contradictions héritées de l’histoire.
Le 12 mars, Maurice fête le cinquantième anniversaire de son indépendance. En un demi-siècle, ce rocher immergé au milieu de l’océan indien, peuplé d’1,3 millions d’habitants, s’est imposé comme une démocratie et une économie modèle sur le continent. Trônant, en tête du palmarès des pays africains 2018 du classement Doing Business de la Banque mondiale, l’île occupe également la deuxième place au classement des Nations unies, selon l’indice de développement humain, juste derrière les Seychelles.
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Cette réussite balaie le pessimisme affiché en 1961 par James Meade. L’économiste anglais estimait alors que l’absence de ressources naturelles en dehors du sucre, conjuguée à une démographie galopante et au chômage, attisant les tensions communautaires dans une société inégalitaire, condamnaient la colonie britannique à l’échec.
Cinquante ans plus tard, un autre Prix Nobel de l’Économie, Joseph Stiglitz suggère aux États-Unis de s’inspirer du destin miraculeux de l’île où l’accès à l’éducation et à la santé est gratuit et 89% des foyers sont propriétaires. « Il n’y a pas eu de miracle, juste de bonnes politiques économiques », explique Rama Sithanen, ancien ministre des Finances et l’un des pères fondateurs de cette réussite mauricienne.
Une société politiquement divisée
Pourtant, à mesure que sa croissance économique s’essouffle et que le chômage augmente, au sein d’une population qui vieillit, le modèle perd, ces dernières années, un peu de sa superbe. Comme s’il devait, aujourd’hui encore, compter avec certains des démons communautaristes hérités de son histoire.
À l’indépendance, la société mauricienne est politiquement coupée en deux : 44% des électeurs votent contre l’indépendance au soir du 7 août 1967. Cette fracture recoupe les divisions ethniques : les hindous et les musulmans, détenant le pouvoir politique, y sont favorables, le Parti mauricien social-démocrate (PMSD), dominé par l’élite économique franco-mauricienne, y est hostile.
Gaétan Duval, le leader charismatique du parti de « la population générale », surfe sur la peur de la famine et de l’hégémonie hindoue. « En 1967, il s’est fallait de peu pour que ça explose », commente l’historien Jocelyn Chan Low.
Les Britanniques eux-mêmes, soucieux d’éviter les affrontements ethniques qui avaient émaillé l’accession à l’indépendance de Chypre, temporisent. C’est l’affaire des Chagos – l’archipel située à 1200 miles au nord-est de Maurice est convoitée par les Américains pour y établir une importante base militaire sur l’île principale de Diego Garcia – qui a accéléré le calendrier.
« Compromis historique »
Il faut donc rassembler le pays, rassurer les minorités. Sur le plan économique, après 1968, la consolidation de l’État-providence favorise une indépendance inclusive, qui prend en compte l’ensemble des différentes communautés, dans l’esprit du « compromis historique » scellé entre Seewosagur Ramgoolam, alors Premier ministre, et les barons sucriers franco-mauriciens.
L’introduction du système « Best Loser » permet à un candidat battu lors d’une élection d’être repêché sur la base de son appartenance ethnique
« Le père de l’indépendance » et leader du Parti travailliste leur promet alors de ne pas nationaliser, à condition de prélever une taxe de 15% sur leurs exportations pour financer les services sociaux. Le pays dispose également de structures solides, dont une administration de qualité, léguée par l’ancien colonisateur britannique.
Il bénéficie enfin, grâce à la France, des accords préférentiels garantissant un accès privilégié du sucre mauricien au marché commun européen, avec une garantie de volume d’exportation et de prix, supérieur en moyenne de 90% au prix du marché entre 1977 et 2000, soit une rente annuelle de 5,4% du PIB, pouvant aller jusqu’à 13% certaines années.
Au niveau politique, l’introduction, dès 1968 du système « Best Loser » permet à un candidat battu lors d’une élection d’être repêché sur la base de son appartenance ethnique, assurant ainsi à toutes les communautés d’être représentées au Parlement. Ce qui n’empêche pas la mainmise des grandes dynasties hindoues sur le système.
Une catégorisation héritée de l’ère coloniale
Les élections générales de 2019 vont mettre aux prises le Parti travailliste de Navin Ramgoolam, fils de Seewosagur, déjà victorieux de la législative partielle de décembre, et le Mouvement socialiste mauricien (MSM) du Premier ministre sortant Pravind Jugnauth, qui a succédé à son père, Anerood en janvier 2017.
La diversité de la société mauricienne est une richesse. Il ne faudrait pas qu’une force devienne une faiblesse
Seul Paul Bérenger, figure historique du Mouvement militant mauricien (MMM) et chef de gouvernement de 2003 à 2005, fait exception dans le paysage. « Ce système est élitiste, il favorise la bourgeoisie hindoue qui se reproduit à travers la politique et la fonction publique », soulève la journaliste et écrivaine, Shenaz Patel. « On se prive d’une partie de nos compétences et on pousse nos jeunes hors de Maurice. »
La répartition des circonscriptions entre communautés est devenue obsolète puisqu’elle repose sur un recensement ethnique qui n’a plus été réalisé depuis 1972. « Il y a la politique des idées et la politique de l’identité. Ce qui est mauvais, c’est de voter uniquement sur la base de l’identitaire », relève Rama Sithanen. « La diversité de la société mauricienne est une richesse. Il ne faudrait pas qu’une force devienne une faiblesse », ajoute l’économiste.
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La catégorisation de la population, héritée de l’ère coloniale et inscrite dans la Constitution en quatre groupes – les Hindous, les Sino-Mauriciens, les Musulmans et la « population générale » qui rassemble tous ceux qui n’appartiennent pas aux trois premières catégories -, fossilise par ailleurs les identités.
« Après 50 ans, la nation mauricienne reste à construire », renchérit Vijay Makhan, ex-ministre des Affaires étrangères, favorable à une réforme électorale pour atteindre ce « mauricianisme », basé sur le métissage. Le premier homme dont la naissance a été déclaré sur l’île en 1636, Simon van der Stel, n’était-il pas le fils d’un gouverneur hollandais et de la fille d’une esclave indienne libérée ?
Le « second miracle économique » se fait attendre
À chaque fois on s’est appuyé sur la diversité culturelle du pays pour diversifier l’économie et se connecter au monde
Maurice a pourtant su jouer à merveille de sa multiethnicité pour assurer son développement et sa diversification économique. Stable et parfaitement bilingue, Maurice attire les investisseurs du monde entier. « À chaque fois on s’est appuyé sur la diversité culturelle du pays pour diversifier l’économie et se connecter au monde », insiste Jean-Claude de l’Estrac, plusieurs fois ministre.
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La communauté sino-mauricienne a assuré le lien avec les Hongkongais venus transformer leur textile dans la zone franche manufacturière. Les barons sucriers ont démarché une clientèle française, friande de tourisme haut-de-gamme. La majorité hindoue de la population a permis de tisser un lien étroit avec le grand frère indien, qui vient de faire un don de 275 millions de dollars pour la construction du Métro Express à Port-Louis.
Mais « le second miracle économique », appelé de ses vœux par Anerood Jugnauth, dans sa « Vision 2030 », continue de se faire attendre. Les réformes structurelles n’arrivent pas et les nouveaux secteurs productifs tels que le numérique ou l’économie bleue, ne décollent pas. Seul l’immobilier, dans la foulée des neuf projets de « villes intelligentes », confirmés en 2017, fait aujourd’hui recette, et représente 80 % de l’ensemble des IDE, mettant en danger la sauvegarde du patrimoine naturel de l’île. « Aujourd’hui, on est arrivé à un plafond de verre. Ce n’est pas très compliqué de passer d’une économie à faibles revenus à une économie à revenus intermédiaires. La transition vers une économie à revenus élevés l’est bien plus », observe Rama Sithanen.
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