En Tunisie, l’accès à la contraception et à l’IVG est en perte de vitesse
Des associations et des usagers tirent la sonnette d’alarme : entre manque de traitements et pénurie de moyens de contraception, la politique tunisienne d’accès aux soins reproductifs, exception régionale, connaît de nets reculs.
« On reçoit des témoignages de femmes à qui on a demandé une autorisation du conjoint avant d’avoir accès à l’avortement. Des femmes qui venaient chercher la pilule gratuitement et qui étaient redirigées vers des pharmacies… » La présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Monia Ben Jémia s’inquiète, à l’unisson de nombreux professionnels de la santé. Il semble que le célèbre Office national de la famille et de la population (ONFP), cas unique dans la région, perde tous les jours de sa superbe. Pénuries en stérilets et préservatifs, manque de confiance avec ses prestataires, médecins et infirmiers… Les signes de crise se multiplient.
Raréfaction des traitements
Le cœur de l’action de l’ONFP, ce sont les centres de la santé reproductive, armatures du programme de planning familial. Des lieux où les femmes tunisiennes peuvent, gratuitement, avoir accès à différents moyens de contraception et à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Mais depuis plusieurs années, des usagères et des professionnels remarquent des manques. Pour assurer la gratuité, l’institution possède le monopole de la distribution de moyens contraceptifs dans les officines et les centres de santé.
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« Il y a deux ans environ, une commande de stérilets a été passée. Un produit de mauvaise qualité est arrivé, et depuis, à notre connaissance, plus de commandes », dénonce Selma Hajri, médecin, secrétaire générale de l’association Tawhida Ben Cheikh qui travaille de manière régulière avec le planning familial depuis plus de vingt ans.
Le stérilet, dont le prix moyen dans le secteur privé, oscille entre 35 et 45 dinars en moyenne (entre 10 et 15 euros, dans un pays où le salaire moyen est de 650 dinars, soit 220 euros), est le premier moyen de contraception utilisé par les Tunisiennes. Du côté de l’ONFP, on nous assure qu’une commande est en cours et que les stérilets devraient arriver « dans deux semaines ». Une source interne reconnaît tout de même une pénurie qui perdure depuis « environ neuf mois ».
Autre exemple : selon Fethi Ben Massaoud, expert en développement humain et ancien de l’ONFP, les centres de planning familiaux ne disposent plus que d’un seul type de pilule contraceptive, contre trois auparavant. Le choix dans les pilules est pourtant l’assurance de pouvoir satisfaire un maximum de femmes.
Le taux de femmes utilisant un moyen de contraception est passé de 64% en 2010 à 58% aujourd’hui
Même craintes du côté de Bilel Mahjoubi, membre de l’Association tunisienne de lutte contre les MST et le Sida (ATL-MST), qui a remarqué des retards dans les arrivées des commandes de préservatifs, mais aussi sur celles des tests rapides du VIH. Pendant plus de six mois, l’association n’a pas été fournie par l’ONFP. Les campagnes de distribution de préservatifs dans les boîtes et durant la période estivale ont dû être revues à la baisse.
De son côté l’ONFP, nie toute pénurie et déclare être actuellement en possession d’un stock de 7 millions de préservatifs, en cours de distribution. L’ATL-MST a reçu une livraison en février 2017, mais Mahjoubi assure qu’il s’agit en fait d’un don du Fonds des Nations unies, et non d’un achat réalisé par l’ONFP. Pour les militants associatifs comme pour plusieurs praticiens, ces multiples couacs peuvent expliquer ces chiffres de l’ONFP : le taux de femmes utilisant un moyen de contraception est passé de 64% en 2010, le taux le plus élevé d’Afrique et du monde arabe, à 58% aujourd’hui.
L’ONFP, institution en crise
Cette évolution illustre la hauteur de l’enjeu : en plus d’être un outil au service de l’indépendance et de la liberté des femmes, l’ONFP est une institution qui participe à un contrôle des naissances qui structure la société. En 2014, son ancien président rappelait que l’Office était un de ceux qui avaient contribué à la baisse sensible de l’indice de fécondité tunisien, passé de 7 en 1966 à 2,2 en 2011.
« Cette institution vit un drame depuis 2011 », soupire Fethi Ben Messaoud. Concernant ses budgets, l’office a pourtant vu son enveloppe croître : il a reçu plus de 47 millions de dinars en 2017, financé à hauteur de 92% par l’État. Une augmentation de 10% entre 2015 et 2016 et de 21% entre 2016 et 2017.
En revanche, depuis 2011, à la tête de l’ONFP, c’est une véritable valse : Majed Zemni, Ridha Gataa, Rafla Tej… L’un des PDG, Sadok Korbi, n’est resté que quelques jours à la tête de l’institution : la nomination d’un ancien membre du RCD, l’ancien parti de Ben Ali, avait suscité des gênes. « Difficile, dans ce cadre, d’établir des stratégies sur la longue durée ou d’assurer une communication logique dans le temps long », explique Hajri.
Par ailleurs, le Conseil supérieur de la population, dont le rôle était déterminant dans la mise en place des objectifs et du suivi du programme de l’office a été dissous durant le gouvernement de la Troïka. La dissolution de ce conseil, dont la présidence revenait au chef du Gouvernement, prouve selon Fethi Ben Messaoud « la marginalisation » de la question par la classe politique. Ahlem Belhaj, pédopsychiatre et militante de l’ATFD relève que « plusieurs hommes politiques, notamment des islamistes d’Ennahda mais pas uniquement, ont adopté un discours nataliste qui n’encourage pas l’action de l’ONFP ».
L’IVG, menacée ?
Manques de moyens et instabilité institutionnelle ne sont pas les seules inquiétudes. L’interruption volontaire de grossesse, légale en Tunisie depuis 1973, pays précurseur en la matière, serait aujourd’hui menacé. Une étude de l’association Tawhida Ben Cheikh datée d’août 2017 dévoile que, « près d’un quart des femmes se voient refuser l’avortement » par les membres du personnel des centres de planning familial. L’étude pointe aussi des mesures destinées à décourager les femmes qui souhaitent avoir recours à l’IVG. Dans une clinique, « 15% [des femmes] ont été obligées de subir des tests inutiles », pointe notamment l’association.
On a commencé à demander aux femmes de se munir d’autorisations de leur conjoint, ce qui n’est pas prévu par la loi
« La tendance est apparue quelques temps avant la révolution. Dès 2007, on a commencé à entendre parler de femmes refusées, renvoyées chez elles », relève Blehadj. Ces refus sont parfois justifiés par des raisons religieuses et morales, selon plusieurs sources. « On a commencé à demander aux femmes de se munir d’autorisations de leur conjoint, ce qui n’est pas prévu par la loi », précise la militante de l’ATFD.
Une réalité que Rafla Tej, PDG de l’ONFP, en poste depuis un mois, admet mais condamne fermement : « Nous avons organisé des formations afin de faire prendre conscience à notre personnel que leurs idéologies religieuses n’ont pas leurs places sur leurs lieux de travail » explique-t-elle. Mais il semble que les principes du personnel ne soient pas seuls en cause. L’accès à l’IVG est aussi rendu difficile par le manque de ressources humaines.
Fethi Ben Messaoud rapporte que certains centres travaillent à « 15% de leurs capacités » et que seulement « 9 des 24 blocs opératoires du pays sont fonctionnels. » Selon le rapport de Tawhida Ben Cheikh, « plusieurs femmes n’ont pas été explicitement refusées pour l’avortement, mais plutôt laissées à attendre de longues périodes ou conseillées de rentrer chez elles et revenir plus tard pour les soins d’avortement. Certaines femmes ont dû attendre (…) parfois des semaines, d’autres ont raconté avoir été obligées à des allers retours entre les services hospitaliers. »
Au-delà d’un conservatisme ambiant parfois difficile à saisir, l’Office est rattrapé par des questions de gestion. La PDG de l’office explique ce manque de moyens par la lenteur des recrutements. Les résultats du concours d’embauche de 2015, n’ont toujours été publiés. « Cette situation touche l’ensemble du secteur de la santé, nous faisons de notre mieux pour y remédier à notre échelle », temporise la directrice.
Plusieurs sources concèdent qu’il n’y a pas que l’ONFP qui connaisse ce type de complications. « Le ministère de la Santé est en général aux abois », nous confie l’une d’entre-elles. Hajri, elle, après avoir additionné les différents manquements, n’arrive pas à tirer une autre conclusion : « Je crois qu’on assiste à un désintérêt politique pour tout ce qui a trait au planning familial. »
Vers une nouvelle ONFP ?
Le statut de l’ONFP, ses missions et ses moyens sont donc autant de questions posées, alors-même que certains envisagent d’élargir ses attributions. « Plusieurs ministres et élus ont songé à faire de l’ONFP le lieu de la bataille contre la toxicomanie », explique Belhaj. « Pourquoi pas, mais il faudrait déjà assurer les missions prévues. »
Des anciens de l’ONFP ont organisé avec plusieurs ONG deux rencontres, le 17 février et le 12 mars. Le but : créer une cellule civile capable de sauver l’ONFP. Ils comptent élaborer un plan d’action afin d’améliorer les droits reproductifs en Tunisie et relancer l’institution. Pour l’instant l’ONFP et le ministère de la Santé n’ont pas répondu à leurs sollicitations, affirme Fethi Ben Messaoud, cheville ouvrière de la mobilisation. La cellule compte donc alerter directement la présidence.
Rafla Tej, directrice de l’office, défend de son côté, une redéfinition du rôle de l’ONFP. Selon elle, le programme du planning familial était une priorité au moment de la création de l’institution mais maintenant que le taux de croissance démographique est maîtrisé, la réussite de l’ONFP doit se chiffrer autrement. Et la PDG assure que l’ONFP évolue par ailleurs dans d’autres domaines tels que la prévention des maladies non sexuellement transmissibles, notamment les cancers chez les femmes et les soins périnataux.
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