L’immigration en Méditerranée au-delà des clichés
Si les politiques migratoires se durcissent en Méditerranée, seule une minorité d’habitants du « Sud » seraient prêts à quitter leur pays pour refaire leur vie ailleurs, s’ils avaient le choix.
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Mohamed Tozy
Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).
Publié le 23 mars 2018 Lecture : 4 minutes.
Tribune. Les drames qui se déroulent chaque jour en Méditerranée tranchent de plus en plus avec les images idylliques et les clichés véhiculés par les agences de voyages pour attirer les croisiéristes sexagénaires.
Ils relèguent aussi au rang de rêve inaccessible les projets d’une Union de (ou pour) la Méditerranée, mus le plus souvent par une fièvre politicienne de circonstance. La fatalité d’une Méditerranée tombeau – pour les pessimistes – ou frontière – pour les promoteurs d’« identités meurtrières » – est difficile à éviter.
Certains scientifiques entretiennent l’idée de l’existence d’un espace miroir qui donne à voir les similarités autant que les différences entre sociétés des rives nord et sud
Pourtant, certains scientifiques, continuant à explorer les pistes jadis labourées par des historiens visionnaires comme Fernand Braudel, nous offrent des raisons d’espérer. Ils entretiennent l’idée de l’existence d’un espace miroir qui donne à voir les similarités autant que les différences entre sociétés des rives nord et sud, orientales et occidentales, de ce lac menacé de disparition dans un avenir pas si lointain, à l’échelle de l’histoire de notre planète.
De rares projets méditerranéens
Des projets politiques pour la Méditerranée, il ne reste qu’un secrétariat sans moyens à Barcelone, quelques programmes de dépollution et sur la question de l’eau freinés par un manque de financement, des blocages liés au conflit israélo-palestinien… et la Fondation Anna Lindh. Cette dernière, qui a son siège à Alexandrie, porte le nom si symbolique de la ministre des Affaires étrangères de la Suède assassinée en 2003.
Elle a été créée en 2005 pour porter une vision de la Méditerranée, celle des sociétés civiles. Mais cette ambition a été révisée à la baisse, le conseil d’administration de la fondation, composé des 42 ministres des Affaires étrangères des « pays européens » et des « pays tiers méditerranéens », gardant la main.
>>> A LIRE – Dans la tête des méditerranéens
En une dizaine d’années, cette fondation a réalisé un travail inédit, une enquête sur les représentations et les valeurs de la population de ses pays membres. Au cours de trois campagnes, dont la dernière s’est achevée fin 2017, près de 40 000 citoyens ont été interrogés. Trois rapports, consultables sur son site, permettent de prendre connaissance d’analyses intéressantes empiriquement étayées.
Pari sur l’avenir
La conception d’un échantillon unique rassemblant une population que tout semble séparer est en soi un coup de force, un pari sur l’avenir qui esquisse les contours d’une identité narrative, une mise en récit partagée qui permet d’éviter la conception fixiste et figée que suggère habituellement le concept d’identité.
Le récit a l’avantage d’accepter le pluralisme et de faire jouer en même temps les dynamiques de l’oubli et du souvenir, de la similarité et de la différence. Il fixe une trame qui se joue des catégories institutionnelles telles qu’« Union européenne » ou « pays du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM) ». Il donne à voir des ensembles où les affinités sont le produit de la longue Histoire.
Je voudrais me limiter, ici, à une seule question, celle relative à la mobilité. Un point important pour les concepteurs de l’enquête car il cristallise les peurs. Quand on consulte les statistiques de l’Office des migrations internationales (OMI) [ancien nom de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII)], on est frappé par le caractère inédit de l’ampleur de la mobilité en Méditerranée.
Après avoir enregistré à elle seule 103 691 arrivées et 2 725 victimes en mer en 2016, l’Italie en a compté 97 931 et 2 244 en 2017. En Grèce, point d’aboutissement de la route orientale, la lutte contre l’immigration a été plus performante, sans doute davantage du fait de l’engagement intéressé du régime turc et du pragmatisme du gouvernement d’Angela Merkel que de la construction d’un nouveau mur aux frontières de la Hongrie.
La route septentrionale censée être la plus courte a toujours bénéficié des bonnes dispositions du royaume chérifien
La Grèce n’a reçu « que » 13 320 migrants en 2017, contre 162 015 en 2016. La route septentrionale censée être la plus courte a toujours bénéficié des bonnes dispositions du royaume chérifien. Toutefois, les effets des mouvements sociaux dans le nord du pays ont probablement contribué à fragiliser le dispositif de surveillance qui vient en soutien au mur érigé par l’Europe autour des présides de Ceuta et de Melilla.
En 2017, le Maroc et l’Espagne ont déploré 121 victimes – contre 108 en 2016 – et enregistré l’arrivée sur la rive nord de 8 385 personnes jusqu’à juillet, contre 3 805 l’année précédente, soit une progression de plus de 100 %.
Résultats surprenants
Ces chiffres – nourrissant beaucoup de fantasmes, au point de déterminer la nature des coalitions au pouvoir dans les pays européens – contrastent avec les conclusions de l’enquête de la Fondation Anna Lindh, qui montrent le peu d’empressement des habitants du « Sud » à refaire leur vie ailleurs que chez eux.
La question posée était simple : « Si vous pouviez démarrer une nouvelle vie, dans quel pays du monde le feriez-vous ? » Pour 60 % des sondés des PSEM – contre 36 % dans les pays de l’UE –, la réponse est : chez eux. Et les résultats par pays sont encore plus surprenants.
Ce sont les Néerlandais qui pensent le plus à l’horizon « monde », 12 % seulement d’entre eux souhaitant refaire leur vie « chez eux ». L’Europe est la destination préférée de 43 % d’entre eux, contre 13 % des sondés algériens.
Seule une minorité d’habitants du « Sud » sont prêts à quitter leur pays pour refaire leur vie ailleurs
De l’autre côté du gradient, on retrouve les Israéliens : 66 % des personnes interrogées n’envisagent pas de redémarrer leur vie loin de la Terre promise. Une position partagée, de manière plus inattendue, par 65 % des Algériens, 59 % des Tunisiens et 48 % des Portugais.
Comment l’expliquer ? Par les opportunités qu’offrent leurs pays ? Ou au contraire par l’efficacité des politiques antimigratoires ? À moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’une question de bon sens…
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