Le grand bazar de la consommation
À peine le mois sacré commencé, la valse des étiquettes fait ses premiers ravages. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, c’est à qui tirera parti de la fièvre d’achats qui s’empare des ménages. À qui profite la spéculation ?
Fin août, marché d’El-Afia, près des Anassers, sur les hauteurs d’Alger. « La courgette à 60 dinars [DA, 0,70 euro] le kilo, mais ça va pas ? Hram alikoum ! [Vous n’avez pas le droit !Â] » Karima, 55 ans, apostrophe le marchand de légumes, lui-même agacé d’être pris à partie par tous ses clients, furieux des prix affichés. La courgette, indispensable pour la fameuse chorba algéroise, a vu son prix doubler en deux semaines. Même ceux qui avaient baissé récemment dessinent une courbe ascendante. Le kilo de tomates a bondi de 5 à 45 DA, la pomme de terre de 15 à 40 DA et le poivron de 25 à 65 DA. Sans doute le record revient-il à la laitue, passée de 50 DA à140 DA le kilo !
« Tous les prix ont déjà doublé, sinon triplé, alors que le ramadan n’a même pas encore commencé ! » s’inquiète une mère de famille, qui congèle pourtant à tout-va depuis trois semaines. Huile, pain, frik (graines de blé dur concassées), carottes, navets, sodas, fruits secs, pâtisseries l’inflation frappe tous les produits de base. Dont les prix peuvent enregistrer des hausses de 100 % à 300 %. Jusqu’à 400 % pour certains (oeufs, thon). « C’est la loi de l’offre et de la demande, tente d’expliquer Abdennour Nouiri, professeur et président de la chaire de commerce international à l’Institut national de commerce (INC) d’Alger. Mais là, elle est poussée à l’outrance. Rien n’explique que les prix flambent, quel que soit le mois de l’année où tombe le ramadan. Des gens vont énormément s’enrichir. » Et d’autres s’endetter.Â
Trois mois en un seul
Paradoxe de l’islam ? Censé être une période de jeûne, de sobriété et d’humilité, le ramadan qui démarre en ce début de mois de septembre pour une durée de trente jours ouvre l’appétit de millions de musulmans. Le rituel sacré, qui est aussi un mois de fête, voit les fidèles se transformer en consommateurs insatiables lorsque la lune pointe dans le ciel noir. D’année en année, le phénomène prend de l’ampleur. Le ramadan est devenu un vrai business qui brasse des milliards d’euros. Dans l’alimentaire, bien sûr, mais également dans presque tous les marchés de grande consommation (articles ménagers, high-tech, téléphonie, textile-habillement, automobile). Embarqués dans un tourbillon d’achats, les consommateurs râlent mais se laissent griser.
En Tunisie, les sommes dépensées pendant le mois sacré correspondraient à trois mois de consommation ! Le ministère du Commerce et de l’Artisanat a calculé que la consommation d’oeufss explosera de 98 % pendant le mois du jeûne 2008. Par rapport aux autres mois de l’année, elle s’envolera de 50 % pour la viande bovine, de 33,1 % pour la viande ovine, de 30 % pour le pain et de 23 % pour le lait. Le 25 août, en Algérie, l’Union générale des commerçants et artisans (UGCAA) a anticipé une hausse de 60 % de la demande de légumes (courgettes, tomates, poivrons, haricots, carottesÂ). Pour éviter les risques de pénurie, les autorités, tant au Maroc qu’en Tunisie et en Algérie, se veulent rassurantes en garantissant que tous les produits de grande consommation seront disponibles en septembre grâce à des opérations de stockage réalisées ces derniers mois. En Algérie, le système de régulation des produits agricoles de large consommation (Syrpalac) a été mis en place le 15 juillet. Le dispositif, qui ne s’applique qu’à la pomme de terre (120 000 tonnes stockées), est trop récent pour démontrer son efficacité.
Car tout a commencé bien avant la fin d’août. « J’en connais qui ne sont pas partis en vacances en prévision des dépenses à venir », explique Habiba, une Algérienne de 50 ans. Première salve : l’achat d’un service à vaisselle neuf pour servir les plats du ftour (le repas de rupture du jeûne), puis du linge de maison. Rien qu’un service de table acheté entre 6 000 et 10 000 DA sur le marché parallèle « Dubaï » de Bab Ezzouar, près d’Alger, est un « sacrifice » hors de portée de la plupart des bourses.
Une fièvre acheteuse qui est stimulée par d’incessantes campagnes de promotions et de réductions relayées par les offres alléchantes des organismes et des établissements de crédits à la consommation et par des tunnels de publicité télévisée. « Le ramadan est un véritable festival de la pub. Toutes les marques profitent du mois saint pour lancer leurs nouvelles campagnes de publicité ou leurs nouveaux produits », explique Zied Lazghab, responsable marketing du fabricant tunisien de pâtes alimentaires La Rose blanche. Car le ramadan a ses traditions, immuables. À commencer par le ftour, pris en famille, face à la télévision, qui, trente jours durant, multiplie les programmes spécifiques, profanes et religieux. Les chaînes connaissent des pics d’audience qui attisent l’appétit des annonceurs et remplissent leurs caisses. Les opérateurs de téléphonie, l’agroalimentaire et les marques automobiles se livrent à un véritable matraquage publicitaire. Les Tunisiens, qui passent une heure de plus devant leur poste pendant le ramadan, ont ingurgité plus de 650 000 secondes de pub l’année dernière, selon le cabinet Sigma Conseil. Un total de 180 heures qui a boosté de 71,18 % les recettes des deux seules chaînes Tunis 7 et Hannibal TV (chiffres Med Media) !
En 2007, RTM et 2 M, les deux chaînes publiques marocaines, ont engrangé 160 millions de dirhams (DH, plus de 14 millions d’euros) de recettes publicitaires pendant le mois de ramadan (+ 20 % par rapport à 2006). Soit 20 % de leurs revenus annuels. Rien ne change en 2008. Au contraire. De son côté, l’ENTV, la chaîne publique algérienne, joue la surenchère. Il en coûtera 150 millions de DA (un peu plus de 1,7 million d’euros) au sponsor du jeu télé quotidien RAM TV 2008. Entre le ramadan de 2007 et celui de cette année, le prix d’une pub de trente secondes en prime time sur les deux chaînes tunisiennes s’est envolé de 150 %, passant de 4 600 dinars (DT, 2 600 euros) l’an passé à 7 000 DT !
La période du ramadan est donc bénie pour faire du business. Dans l’industrie agroalimentaire, le mois sacré correspond à deux, voire trois mois de chiffre d’affaires. De plus en plus de marques nationales, et désormais internationales, développent des stratégies marketing pour l’occasion. De nombreuses entreprises du secteur ont doublé les cadences de production et réalisé des campagnes de stockage depuis juillet afin de ne pas connaître de ruptures de stocks et vendre ainsi tous leurs produits au prix fort pendant la période critique.
Le ramadan pourrait rester une fête débridée de la consommation s’il ne s’accompagnait pas d’une flambée des prix. Officiellement, les autorités des trois pays du Maghreb ont écarté tout risque de dérapage. Mais le ministère algérien du Commerce ne dispose que du pouvoir de contrôler les prix des produits subventionnés (lait, blé, pain, semoule). Et si les commerçants profitent de la liberté de fixer le prix de vente des fruits et des légumes, la loi leur interdit de spéculer. Or leurs prix connaîtront une hausse spectaculaire durant les premiers jours du ramadan, a averti dès le 25 août Mohamed Madjber, le président de l’Association des mandataires des fruits et légumes du quartier des Eucalyptus, lors d’une conférence de presse tenue au siège de l’UGCAA.
Contrôle des prix plus sévère
Crainte identique au Maroc et en Tunisie. À la mi-août, Mohammed VI a dénoncé la « rapacité » des spéculateurs, appelant à l’adoption d’un code du consommateur qui aiderait à contrôler les prix. Et dès le 16 août, le gouvernement a décidé de suspendre les droits de douane sur les importations de blé tendre, histoire de ne pas perturber l’approvisionnement durant le mois de septembre. Même en Tunisie, pourtant plus dirigiste, l’inquiétude d’une inflation galopante pendant le mois de ramadan est perceptible. Le 23 août, le ministre du Commerce et de l’Artisanat a plafonné les prix de plusieurs produits (viande bovine, poulet, dinde et oeufs) et gelé celui des boissons gazeuses. Des mesures qui s’ajoutent à la convention signée avant l’été avec la grande distribution et qui a conduit à des baisses de 5 % à 30 % du prix de plusieurs produits (conserves, produits laitiers et d’hygiène).
Ces mesures suffiront-elles ? Grâce à une valse des étiquettes savamment entretenue, les profits réalisés en cette période sont sans comparaison. D’une manière générale, les agriculteurs, les industriels ou les distributeurs n’ont guère intérêt à augmenter massivement les prix et à doper leurs marges pendant cette période, à la différence des mandataires qui alimentent les grossistes et délivrent les produits sur les marchés au compte-gouttes. Industriel de l’agroalimentaire (huile, sucreÂ), le groupe algérien Cevital a annoncé le 27 août des baisses de prix de 10 % à 15 % sur l’ensemble de ses produits distribués dans ses hypermarchés Uno pendant le ramadan. À l’inverse, les marges bénéficiaires des grossistes sont actuellement de 25 % pour les légumes et de 35 % pour les fruits. Une spéculation qui profite en priorité à un petit nombre d’importateurs, de mandataires, de commerçants, de grossistes, d’intermédiaires en tout genre et d’opportunistes du monde informel qui disparaissent une fois la fête terminée.
Une spéculation orchestrée. Sur les trottoirs, des vendeurs improvisés écouleront pendant un mois des zlabia et des qalb elouz, deux pâtisseries emblématiques du ramadan. Des détaillants n’hésiteront pas à fermer leur échoppe pour la louer, par exemple, à des marchands de pain. Des mandataires peu scrupuleux achètent sur pied du raisin aux viticulteurs. Ils préfèrent laisser pourrir une partie de la production pour entretenir la pénurie et gagner le gros lot avec la commercialisation d’une plus petite quantité. À 60 DA le kilo avant le ramadan en Algérie, le kilo de raisin pourrait dépasser les 100 DA dès la première semaine du mois sacré. Les intermédiaires qui alimentent les grossistes dupliquent ce business model dans de très nombreux marchés.
Les crédits explosent
Seuls perdants : les consommateurs. Comme toujours. Avec un ramadan qui coïncide cette année avec la rentrée scolaire, de nombreux foyers ont été contraints d’emprunter et de s’endetter pour passer le cap du mois de septembre. Au Maroc, l’encours des crédits à la consommation a connu une croissance de 7,4 % au cours du deuxième trimestre de cette année, après avoir augmenté de 8,6 % pendant les trois premiers mois de 2008. Les organismes de crédit à la consommation et les banques, déjà en pleine forme dans les trois pays, ont toutes les chances de compter parmi les principaux bénéficiaires de la frénésie consumériste. « Si le phénomène de hausse des prix se poursuit pendant la première semaine du ramadan, il y a fort à parier qu’un important mécontentement gagne la population », redoute Abdennour Nouiri. Surtout que l’Aïd el-Fitr, qui marque la fin du ramadan, exige vêtements neufs et distribution de cadeaux.
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