L’amour au temps des colonies

En racontant l’histoire d’une passion impossible entre un Algérien et une pied-noire, Yasmina Khadra éclaire d’un jour nouveau les relations entre deux peuples attachés au même pays. Ce que le jour doit à la nuit, son dernier livre, est d’une rare puissance.

Publié le 2 septembre 2008 Lecture : 7 minutes.

On connaissait l’auteur de polars. Le romancier qui, des Hirondelles de Kaboul aux Sirènes de Bagdad, nous fait entrer dans le huis clos des consciences pour démonter les mécanismes de la violence dans des pays en colère contre le monde et contre eux-mêmes. On savait, depuis Cousine K, que Yasmina Khadra pouvait écrire un court récit, sobre et puissant. Mais on n’imaginait pas qu’il pourrait, si peu de temps après, nous donner un texte radicalement différent. Ce que le jour doit à la nuit : quatre cents pages d’une beauté à couper le souffle. Une fresque de l’Algérie des années 1930 à l’indépendance – qui se prolonge jusqu’au Marseille d’aujourd’hui. Un hymne à l’amour où la fatalité règne en maître.
Younes a 9 ans, des yeux bleus et un visage d’ange. Ruiné par un spéculateur, son père a perdu la terre de ses ancêtres. La famille échoue dans un taudis des faubourgs d’Oran. Pour arracher Younes à son sort, le père le confie à son frère, un pharmacien intégré à la communauté pied-noire. Dans le village de Rio Salado, Younes – rebaptisé Jonas – vit des années idylliques, à l’écart des convulsions de l’Histoire. Il grandit au milieu des jeunes colons. Ses amis. Jusqu’au jour où une pied-noire, la belle Émilie, les séparera. À l’image du destin de l’Algérie.
Car le malentendu qui empêche Younes et Émilie de vivre leur passion sépare aussi des Algériens issus de communautés différentes. Qu’ils soient musulmans, chrétiens ou juifs, tous aiment le même pays, mais chacun à sa façon. Ils se perdront et se retrouveront, réunis par cette Algérie qu’ils n’ont pu partager et qu’ils ne peuvent oublier.
Usant d’une langue savoureuse saturée d’images inattendues, Khadra atteint une rare puissance d’évocation pour décrire les sentiments d’un enfant, la passion amoureuse, l’appartenance à une double culture, la fragilité et la force de l’amitié.
Pour Jeune Afrique, Yasmina Khadra, 53 ans, directeur du Centre culturel algérien de Paris depuis novembre 2007 après trente-six ans passés au sein de l’Armée de libération nationale (ALN), revient sur la genèse de son roman, sur la colonisation et sur ?l’Algérie d’aujourd’hui.

Jeune Afrique : Vos derniers romans avaient pour cadre l’Afghanistan, la Palestine et l’Irak. Qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir à l’Algérie ?
Yasmina Khadra : C’est une histoire de rencontre. J’ai découvert le village de Rio Salado en 1982. J’étais lieutenant, je venais d’acheter ma première voiture, une vieille Fiat 128 ; je pouvais m’arrêter où je voulais. J’ai fait une halte pour prendre un café, à 60 km à l’ouest d’Oran. Et ça a été le coup de foudre. Rio Salado ne ressemblait à aucun autre village algérien. Il était cossu. Très beau. Avec de superbes demeures et une église qui, contrairement aux autres églises d’Algérie, était intacte. On sentait que le lieu avait une histoire assez forte. Par la suite, chaque fois que je passais dans les environs, je m’y attardais. Ce village m’inspirait. Trop de fantômes m’interpellaient à chaque coin de rueÂÂÂ

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Les fantômes des anciens habitants ?
Oui, des gens passionnants, mystérieux. Tous pieds-noirs, en majorité espagnols et juifs. Aujourd’hui, il n’y a que des Algériens. Cependant, les anciens « Saladéens » reviennent de plus en plus au village de leurs ancêtres.

Oran est également très présent dans votre livreÂÂÂ
C’est ma ville adoptive depuis 1957. J’ai voulu lui donner mon meilleur cru.

Qu’est-ce qui vous attire dans cette ville ?
Aujourd’hui ? Plus rien. Oran était le joyau du Maghreb, la ville du chiqué, du bien-être. Dans les années 1930, c’était la « ville américaine ». Dans les années 1960-1970, c’était carrément l’Amérique. Quand on s’y rendait, on s’habillait bien. On n’entrait pas à Oran comme dans un moulin. Mais depuis l’avènement du terrorisme, la ville a régressé sur le plan culturel, social, architectural. C’est un immense gâchis.

Younes, votre héros, vit les heures de l’indépendance. Vous-même aviez 7 ans à l’époque. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Petit, j’étais très effacé. J’étais toujours terrifié par ce qui se passait à l’extérieur de ma maison. Là, j’ai vu des gens rire, courir en tous sens, d’autres pleurer. Je ne savais pas si c’était de joie ou de chagrin. J’étais sidéré. Mais je savais que quelque chose de très important était arrivé, que les Algériens étaient libres. On ne parlait pas de politique, dans ma famille. Mon père était officier de l’ALN, il a fait la guerre, mais il nous épargnait tous ces détails. Pour lui, les enfants n’avaient rien à voir avec ce qui se passait dans le monde des adultes.

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Et autour de vous, à l’école, ressentiez-vous les soubresauts de l’his­toire ? Aviez-vous des amis français ?
Non. Et puis, deux ans après l’indépendance, j’ai été ravi à ma famille. À 9 ans, je me suis retrouvé dans une école militaire, et là, c’était un tout autre universÂÂÂ

Vous avez pourtant réussi à restituer l’ambiance d’antan avec une acuité exceptionnelle. Comment y êtes-vous parvenu ?
Je perçois très vite le désarroi, la peine, la joie des autres sans avoir besoin de leur poser trop de questions. J’ai beaucoup d’amis pieds-noirs, un important lectorat qui m’aime et me soutient. Je les rencontre souvent, et je n’ai qu’à lire dans leurs yeux pour voir toute une époque.

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Votre livre est l’histoire d’une passion impossible entre un Algérien et une pied-noire. Est-ce une métaphore des relations entre l’Algérie et la France ?
En effet, je me demande parfois qui a pardonné à l’autre. Qui est resté dans la rancune, dans l’hostilité. J’ai le sentiment que les Algériens ont pardonné. Il suffit de voir comment les Français sont accueillis chez nous. Quand un Français arrive en Algérie, au bout de trois heures, il devient algérien. Il apprend à tricher, à rire, à se battre, à engueuler les gens. Il se dilue dans l’algérianité. Quant aux pieds-noirs qui reviennent, ils sont d’abord choqués de ne pas retrouver leur quartier, leur maison, tels qu’ils ont été. Mais, passé le choc, ils recouvrent ce qui fait la force de mon pays, cette générosité, cette spontanéité totale, entièreÂÂÂ

Et les Français d’Algérie ? Ont-ils pardonné ?
Ils n’ont pas oublié. Il faut les comprendre : ils ont tout perdu. Ils ne seront jamais français, ils sont algériens.

Avez-vous été choqué par cette loi française de 2005 qui parlait des « aspects positifs » de la colonisation ?
Rien ne me choque, à part la mort, les attentats, le terrorisme. Les gens peuvent définir ou évaluer ce qu’ils veulent comme ils veulent. Pour moi, aucune colonisation n’a été posi­tive. D’abord parce qu’on ne peut pas « squatter » un pays, assujettir les autochtones, en faire des indigènes, les traiter comme des minables. La France a apporté à l’Algérie des infrastructures et, surtout, la langue. Mais elle avait oublié l’essentiel : le respect de l’homme.

Et qu’est-ce que la France a apporté à Yasmina Khadra ?
La langue. J’écris en français par gratitude. La langue française m’a permis d’être traduit dans trente-quatre pays. Je l’aime, elle me donne une joie immense.

Vous arrive-t-il d’écrire en arabe ?
De la poésie. Mais seulement pour ma femme. J’aime la chanter, elle est exceptionnelle.

Vous avez choisi ses prénoms pour pseudonyme. Vous avez donc toujours senti qu’elle vous donnerait cette force d’écrire ?
Non, c’est venu avec le temps. La femme, il faut la mériterÂÂÂ

Pourquoi avez-vous accepté la direction du Centre culturel algérien, à Paris ?
Dès mon retour du Mexique, en 2001, j’ai dit que si l’Algérie avait besoin de moi, je serais là. J’aime mon pays pour des milliards de raisons. J’ai vu mes propres amis mourir pour lui. Je connais leurs veuves et leurs orphelins, dont certains sont livrés à eux-mêmes dans une horrible précarité. Pour eux, et pour les Algériens qui refusent de baisser les bras, je me bats. Je n’accepterai jamais que mon pays parte en fumée. Je suis prêt à tout pour lui.
Certains disent que le système vous a récupéréÂÂÂ
Ceux-là ignorent ce qu’est l’inté­grité, la force de caractère, le vrai courage. Personne ne peut me récupérer. J’ai du sang bédouin dans les veines. J’ai mon indépendance financière, je vis un rêve d’enfant – l’écriture -, pourquoi détruirais-je tout ce que j’ai construit pour plaire à une poignée d’hommes ? J’ai accepté de diriger ce centre parce que des artistes ont besoin de moi. Je suis venu pour les servir.

Vous étiez en Algérie au moment des attentats de Boumerdès et de Bouira, les 19 et 20 aoûtÂÂÂ
Ça m’a brisé, d’autant plus que, dans le premier attentat, j’ai perdu un ?ami d’enfance, un être merveilleux, entré à l’École des cadets peu après moi, orphelin de la guerre d’indé­pendance, qui laisse à son tour des orphelins.

Ces attentats semblent circonscrits à la KabylieÂÂÂ
Pour le moment, oui. Lorsqu’il y a eu le premier attentat kamikaze, il y a deux ans, je me suis dit : « C’est foutu. » Il ne faut jamais laisser un kamikaze s’implanter dans un pays.
Et puis, il manque un réel engagement de l’État dans la lutte antiterroriste. On ne fait que constater les dégâts. Il faudrait mobiliser les moyens de communication, en parler à la télévision. On ne marque pas suffisamment de respect pour les victimes : cinquante morts, pour nous, c’est juste un fait divers. Regardez la manière dont la France a rendu hommage à ses dix soldats tués en Afghanistan. En Algérie, personne ne s’attarde sur les morts. Par incompétence, et par inconscience.

Que souhaitez-vous que Ce que le jour doit à la nuit apporte à vos lecteurs ?
Qu’il contribue à réconcilier Français et Algériens. Qu’il aide les gens à retrouver la joie de vivre, de partager, d’aimer. Je suis venu à la littérature pour aimer. Enfant, on m’a confisqué un monde. Dans la caserne où j’étais enfermé, on n’entendait même pas les bruits de la circulation. Aujourd’hui, je reconstruis ce monde comme je peux, avec mon imaginaire.

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