Terrorisme – Jean-François Bayart : « Les jihadistes sont souvent mieux perçus que l’État »

Pour le chercheur et politologue français Jean-François Bayart, la dimension religieuse est secondaire dans le développement des mouvements jihadistes en Afrique. Les racines du mal seraient surtout sociales.

En Libye, la ville de Syrte en ruines, alors que les combattants de l’État islamique y sont encerclés par les forces anti-jihadistes en juin 2016. © Manu Brabo/AP/SIPA

En Libye, la ville de Syrte en ruines, alors que les combattants de l’État islamique y sont encerclés par les forces anti-jihadistes en juin 2016. © Manu Brabo/AP/SIPA

Christophe Boisbouvier

Publié le 19 mars 2018 Lecture : 6 minutes.

L’islam entretient-il un rapport privilégié avec la violence ? Pour beaucoup, la réponse est dans la question. Mais dans Violence et religion en Afrique, publié en février chez Karthala, le politologue français Jean-François Bayart s’attaque à ce poncif.

Pour Jeune Afrique, cet « empêcheur de penser en rond » analyse au plus près le phénomène jihadiste, notamment au Nord-Mali et au Nigeria.

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Jeune Afrique : Pourquoi affirmez-vous que la combinaison entre violence et religion en Afrique est aléatoire et n’a rien d’essentiel ?

Jean-François Bayart : Il faut casser cet automatisme de pensée qui établit une équation entre le religieux et la violence politique, et peut-être plus précisément une équation assez perverse, idéologiquement assez orientée, qui associe l’islam à la violence. Certes, des mouvements politiques se réclamant de l’islam déploient des stratégies de violence – les plus connus sont le GSIM [le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans de Iyad Ag Ghaly, ndlr] au Nord-Mali, Boko Haram dans le nord du Nigeria et les shebab en Somalie.

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Mais d’autres mouvements déploient des stratégies politiques violentes et ont trait, de près ou de loin, au christianisme. Il y a l’Armée de résistance du seigneur (LRA) en Ouganda. Je pense aussi à une frange du pentecôtisme, par exemple au pasteur Koré, dans l’entourage de Simone Gbagbo dans les années 2000 en Côte d’Ivoire, ou aux milices anti-balaka en Centrafrique.

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Vous écrivez que, dans les guerres civiles en Algérie, au Soudan et au Sahel, le fait religieux n’est pas le fond du problème. Beaucoup de lecteurs ne risquent-ils pas d’être désorientés ?

C’est inévitable, parce que le chercheur est un empêcheur de penser en rond. Certes, jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, le pentecôtisme nord-américain a été, pour les rebelles sud-soudanais, une ressource idéologique, financière et diplomatique, mais ces rebelles étaient des acteurs politiques armés. John Garang n’était pas un pasteur.

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En Algérie, le fait politique a été primordial. Dans les années 1980, l’armée a elle-même favorisé la montée de ce qui deviendra le FIS [le Front islamique du salut, ndlr]. Pour elle, c’était un moyen de lutter contre la gauche. En octobre 1988, elle ne parvenait pas à mâter la révolte de la jeunesse et a appelé au secours les islamistes en leur demandant de calmer le jeu et en leur promettant le multipartisme. Et en 1991, elle a repris le contrôle du jeu et réprimé le FIS !

Le conflit du Sahel est, selon vous, né d’une initiative politique des Touaregs. Mais n’a-t-il pas pris un tour religieux ?

Si certains des combattants du GSIM sont animés par leur foi, le plus important est de voir que ces jihadistes disposent d’une véritable base sociale dans le nord du Mali et qu’il ne suffit pas de dire que ce sont de « méchants terroristes ». C’est parce que l’on ne reconnait pas cette base sociale que l’on n’arrive pas à éradiquer le problème. La première force du GSIM est que ses dirigeants ont su nouer des alliances matrimoniales. La deuxième, c’est que les jihadistes, comme les talibans en Afghanistan, ont assuré la liberté du commerce, sans barrages prédateurs de la gendarmerie ou de l’armée.

Pour comprendre la guerre au Mali, les questions économiques et sociales sont beaucoup plus importantes qu’une version désincarnée de l’islam

Troisième source de légitimité enfin : la justice. Celle de l’État malien est incompréhensible pour le justiciable parce qu’elle est rendue en français, sous une forme qui ne serait même pas intelligible pour un Français ! Celle des islamistes est dure, mais elle est compréhensible, rapide et non corrompue. Et elle est d’ordre juridique puisqu’elle s’appuie sur le fiqh [le droit islamique, ndlr]. Il ne s’agit pas de donner des brevets de respectabilité aux jihadistes, mais de voir les choses en face : ils sont souvent mieux perçus que l’État dit « de droit » en faveur duquel plaident les Occidentaux. Pour comprendre la guerre au Mali, les questions économiques et sociales sont beaucoup plus importantes qu’une version désincarnée de l’islam.

Pourquoi dites-vous que la dimension religieuse n’est que secondaire dans le phénomène Boko Haram ?

Je veux d’abord faire remarquer que 20 000 morts ont été attribués à Boko Haram depuis 2009, mais que bien plus ont été victimes de la répression. Boko Haram s’explique-t-il par l’islam ? Non, car l’ensemble du nord du Nigeria est à majorité musulmane, d’ouest en est. Or, quand vous regardez la carte des violences, celles-ci sont concentrées sur le quart nord-est du Nigeria avec deux exceptions : Kano et Abuja.

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Boko Haram est né dans le quartier populeux de la gare ferroviaire de Maiduguri, qui est la troisième ville la plus chère du Nigeria en matière d’immobilier après Abuja et Lagos. C’est un indicateur de la pression sociale. Boko Haram est l’expression religieuse d’un phénomène social.

À vous lire, Boko Haram est d’abord un phénomène de lutte des classes. Il reste que, depuis 2009, beaucoup sont frappés par la cruauté de ce mouvement…

La cruauté n’est pas le monopole de l’islam ni de Boko Haram. L’armée nigériane se comporte exactement de la même manière, et les Occidentaux commettent des cruautés anonymes. Pour le reste, je crois en effet que Boko Haram est d’abord un mouvement social qui mobilise les jeunes déshérités, dont beaucoup sont d’anciens captifs, dans une société qui était fondamentalement esclavagiste. Mais c’est un mouvement social d’orientation religieuse, pour reprendre la formulation du sociologue allemand Max Weber.

Êtes-vous de ceux qui pensent que Boko Haram est aujourd’hui un mouvement sectaire qui est sorti de ce qu’on appelle l’islam ?

Je le pense en effet. Je ne suis pas théologien et je ne suis pas là pour donner des appellations contrôlées islamiques, mais il me semble que Boko Haram entretient avec l’islam le même genre de rapport que la LRA avec le christianisme. Boko Haram vient peut-être d’une matrice islamique, mais aujourd’hui on est très loin de l’islam. J’ajoute que son rapport à la violence met en branle la dimension de l’invisible, du mysticisme.

Or l’islam a un rapport problématique à l’invisible. En fait, c’est une dimension de la guerre dans à peu près toute l’Afrique subsaharienne. Les guerres civiles de Sierra Leone, du Liberia et même de Côte d’Ivoire n’ont pas été des conflits religieux, ils se sont joués en partie dans cette dimension. Même dans l’exécution horrible de Samuel Doe en 1990 au Liberia, ce qui est posé est le rapport à l’invisible.

Avec Boko Haram, n’est-on pas aux confins du nihilisme ?

À dire vrai, on ne sait pas trop. Et même la question très douloureuse de ces jeunes filles qui se font exploser doit nous interroger. Évidemment, la réponse facile est de dire que ces hommes qui utilisent des jeunes femmes sont vraiment des êtres abjects. Et je pense qu’effectivement ces gens-là sont plutôt des êtres abjects. Mais je trouve que la thèse de la simple manipulation est un peu courte.

Le jihadisme fournit à la fois un kit identitaire et un kit de dignité sociale à des gens qui sont dans la déshérence absolue. Au fond, ils préfèrent mourir dans la dignité du jihad que dans l’abjection de la délinquance. Mais Boko Haram a-t-il véritablement les moyens de manipuler au sens psychologique du terme 300 jeunes filles ? Je crois qu’il y a quelque chose de plus troublant dans la mobilisation des femmes au sein de ce mouvement.

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