[Long Format] Égypte : malgré un bilan mitigé, Abdel Fattah al-Sissi assuré de sa réélection

Les Égyptiens se rendront aux urnes ce 26 mars pour confirmer au pouvoir un président controversé. Entre soutiens et désillusions, ils s’expriment sur les mille et un visages d’un régime qui se referme sur lui-même. Reportage.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le 24 octobre 2017 à Paris. © Charles Platiau/AP/SIPA

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le 24 octobre 2017 à Paris. © Charles Platiau/AP/SIPA

Publié le 21 mars 2018 Lecture : 9 minutes.

Candidat à sa réélection, quatre ans après sa première victoire électorale, Abdel-Fattah al-Sissi, devenu homme fort de l’Égypte à la faveur d’un coup d’État, s’est taillé un large boulevard pour s’assurer un nouveau mandat. La traque des Frères musulmans, les arrestations d’opposants de tous bords et le musellement de la société civile ont tué toute possibilité de voir émerger une quelconque compétition.

Un parfum des années Moubarak

Une affiche de campagne du président égytien sortant, Abdel Fattah al-Sissi. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Une affiche de campagne du président égytien sortant, Abdel Fattah al-Sissi. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Sur chaque immeuble, à chaque coin de rue, le portrait de l’ex-maréchal a envahi le paysage urbain

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La célèbre place Tahrir a vu émerger des dizaines de grandes affiches bariolées aux couleurs du drapeau égyptien et le visage d’Abdel Fatah al-Sissi, le président égyptien sortant, candidat à sa réélection du 26 au 28 mars.

Sur chaque immeuble, à chaque coin de rue, le portrait de l’ex-maréchal a envahi le paysage urbain. «  Oui à al-Sissi ! Vive l’Égypte ! », peut-on y lire.

Quelqu’un qui aurait fermé les yeux sur le pays pendant les sept dernières années et se déciderai à les rouvrir aujourd’hui, ne verrait presque pas de différence. L’atmosphère est restée quasiment inchangée par rapport aux années ayant précédé la chute de l’ancien dictateur Hosni Moubarak. Seul le visage sur l’affiche diffère.

Une vieille photo circule d’ailleurs actuellement sur les réseaux sociaux égyptiens. L’image montre les ressemblances frappantes entre les slogans en faveur du candidat unique Moubarak et ceux que l’on croise dans les rues du Caire ces jours-ci.

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>>> A LIRE – Abdel Fattah al-Sissi : « Le destin du monde se joue en Égypte »

Moussa Mostafa Moussa, candidat fantoche

Moussa Mostafa Moussa, le 21 mars 2018 au Caire. © Amr Nabil/AP/SIPA

Moussa Mostafa Moussa, le 21 mars 2018 au Caire. © Amr Nabil/AP/SIPA

J’ai en face de moi un président avec beaucoup de réalisations, énormément de soutiens. Moi les gens ne me connaissent pas

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Difficile, même, de trouver l’autre visage de cette élection, celui du seul candidat opposant au président sortant : Moussa Mostafa Moussa. Il y a bien deux banderoles, accrochées sur le pont du 6-Octobre, mais ce sont les seules visibles dans toute la ville.

Ahmed, 28 ans, chauffeur de taxi originaire du quartier de Gizah, a du mal à contenir un rire quand son véhicule passe à proximité des grands posters. « Al-Sissi est partout ! », pouffe-t-il. « Et l’autre mec, c’est qui déjà ? Je ne le connais pas. Personne ne le connaît. Il n’y a qu’al-Sissi pour l’élection ! Est-ce qu’on a la choix de toute façon ? »

Difficile de trouver quelqu’un qui sache spontanément mentionner le nom de « l’autre », tant il fait profil bas. Au Caire, à Alexandrie, à Ismailia, on le martèle à l’envi : « Moussa quoi ? » : Moussa Mostafa Moussa.

Fier de son programme intitulé « le capitalisme national », porté sur l’économie et la poursuite accélérée des grands projets entamés par Abdel Fatah al-Sissi, le candidat admet que la victoire sera difficile. « J’ai en face de moi un président avec beaucoup de réalisations, énormément de soutiens, qui est connu. Moi les gens ne me connaissent pas, donc j’ai un impact limité. » De son propre aveu, sa candidature a d’ailleurs pris de court ses proches : « Tout le monde était choqué dans mon parti, même dans ma famille ! », plaisante-t-il.

Et pour cause, seul opposant au président sortant, le président du parti centriste et libéral al-Ghad (Demain) consacrait jusqu’il y a encore peu toute son énergie à soutenir la campagne du président al-Sissi. Mais face à l’absence de candidats pour l’affronter dans les urnes, il assure s’être dévoué, par « devoir patriotique ».

« Le référendum n’est pas souhaitable dans le contexte actuel, ce n’est pas bon pour notre image, j’ai donc décidé de me lancer dans la course présidentielle. » Joue-t-il alors simplement le rôle de faire-valoir ? De candidat fantoche ? « Cette élection n’est pas une mascarade », affirme-t-il à Jeune Afrique. « J’ai un programme. Si on me demandait d’être un faire-valoir, je refuserai, je me respecte, je connais ma vision pour mon pays, donc personne ne peut me téléguider. »

Arrestations et défections des autres candidats

« Brisez nos chaînes », peut-on lire sur la banderole déployée lors d'une manifestation devant le syndicat de la presse, au Caire, en mai 2016. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

« Brisez nos chaînes », peut-on lire sur la banderole déployée lors d'une manifestation devant le syndicat de la presse, au Caire, en mai 2016. © Nariman El-Mofty/AP/SIPA

Le doute est pourtant permis, alors que le seul adversaire au président sortant dit ne pas vouloir des votes « anti-Sissi et anti-armée » et rassure ses potentiels électeurs en leur expliquant que lui apporter son soutien « ne signifie pas s’opposer » au régime actuel, qu’il dit « profondément respecter ».

À la tête de l’État depuis le renversement du président islamiste, Mohamed Morsi, en 2013, et fort d’une légitimité gagnée dans les urnes l’année suivante, al-Sissi a laminé toute opposition, islamiste et libérale, et emprisonné plus de 60 000 d’opposants.

Si dans un tel contexte, cette élection se présentait comme une formalité, pour les observateurs, la paranoïa exacerbée du régime a poussé les autorités à s’assurer qu’aucun challenger ne vienne faire de l’ombre à l’homme fort du pays qui souhaite faire apparaître cette élection comme un nouveau plébiscite à son encontre, moyen de rassurer la population qui commence à douter de sa capacité à redresser le pays.

Les recalés : Mortada Mansour et Mona al-Prince

A la fin de l’année dernière, pas moins de dix personnalités s’étaient déclarées candidates pour briguer la fonction suprême. Mais leurs rêves de présidence ont rapidement tourné court.

Mortada Mansour, président du club de football de Zamalek, et Mona al-Prince, professeure de littérature anglaise à l’université de Suez, n’ont pas réussi à obtenir les 20 signatures de parlementaires nécessaires à un dépôt officiel de candidature.

L’ex-Premier ministre qui jette l’éponge

D’autres ont été écartés de la course dans des circonstances plus troubles. En novembre 2017, le général d’aviation, et ancien Premier ministre d’Hosni Moubarak, Ahmed Shafiq annonçait sa candidature depuis les Émirats Arabes Unis. Interdit de quitter le territoire puis expulsé par Abu Dhabi. A son retour en Égypte, le 2 décembre, il est retenu à l’hôtel Marriott du Caire pendant plusieurs jours, avant de renoncer subitement à briguer un mandat.

Son avocate, Dina Adly, assure que les autorités égyptiennes ont menacé le candidat de rouvrir les dossiers sur d’anciennes affaires de corruption à son encontre s’il maintenait sa candidature. Le 19 mars, il a finalement annoncé soutenir celle du président sortant. « Dites oui à al-Sissi président, pour la sécurité et l’élimination du terrorisme », a-t-il déclaré dans un communiqué diffusé par son parti, le Mouvement patriotique égyptien.

Les militaires arrêtés : Ahmed Konsowa et Sami Anan

Après avoir lui aussi déclaré sa candidature dans une vidéo, le colonel Ahmed Konsowa a été condamné à six ans de prison pour avoir « tenu des positions politiques » et avoir eu un « comportement nuisant aux exigences du système militaire ». Dans un extrait de 22 minutes, il évoquait, en arabe et en anglais, l’ « espoir » et l’« avenir meilleur possible » pour l’Égypte.

L’institution militaire lui reproche notamment d’avoir exprimé des opinions politiques hors de la ligne officielle et ce, alors qu’il arborait son uniforme. C’est pourtant bien ce qu’avait fait le président actuel, en 2013. Ministre de la Défense, il avait déclaré sa candidature dans son treillis beige.

Le général Sami Anan, chef d’état-major de l’armée jusqu’en 2012, a subit un sort similaire. Exclu de la course en début d’année, il est poursuivi par la justice militaire pour s’être engagé « sans l’autorisation des forces armées » et est accusé d’inciter à la « division » entre l’institution militaire et le peuple.

Ses ambitions ont effrayé le régime en place et provoqué une série d’emprisonnements : celle d’Hisham Geneina, l’ancien chef de l’Autorité de contrôle des comptes publics et l’un des responsables de l’équipe de sa campagne et par extension, celle de Moataz Wadnan, journaliste l’ayant interviewé, ainsi que son avocat, Ezzat Ghoneim.

L’avocat des droits de l’homme emprisonné : Khaled Ali

L’avocat défenseur des droits de l’Homme Khaled Ali, déjà candidat en 2012, avait aussi annoncé sa candidature en novembre. L’éligibilité de ce militant de gauche, condamné en septembre à trois mois de prison pour «atteinte à la décence publique» pour un doigt d’honneur dans la rue, est encore incertaine. Il a néanmoins fait marche arrière avant l’appel de sa condamnation, dénonçant des pressions et assurant craindre pour la sécurité de son équipes de campagne.

Quant à l’ancien député Mohamed Anouar El-Sadate, neveu de l’ancien président Sadate devenu voix dissidente, a aussi annoncé déclaré revenir sur sa décision d’être candidat, dénonçant un climat « non propice pour un scrutin libre ».

Appels au boycott et spectre de l’abstention

Un jeune homme passe près d'une fresque, place Tahrir, au Caire, en janvier 2016. © Amr Nabil/AP/SIPA

Un jeune homme passe près d'une fresque, place Tahrir, au Caire, en janvier 2016. © Amr Nabil/AP/SIPA

Pourquoi devrais-je aller voter au juste ? Ça ne change rien, il sera réélu

Si beaucoup ont été déçus par la présidence d’Abdel Fatah al-Sissi ces dernières années, le militaire a toutefois réussi à contenter une partie de la population avec la réalisation de grands projets.

« Moi je suis à 100% avec al-Sissi ! », assure Hossam, la soixantaine, qui juge qu’« il faut des hommes forts comme lui pour l’Égypte. Je veux qu’il refasse un deuxième mandat, quatre ans encore, c’est bien ! Ça lui laisse le temps de finir ses projets. Il a fait de bonnes choses… Vous avez vu la nouvelle capitale ? Bon, ce n’est pas fini, je pense qu’il reste encore 50% à faire, mais c’est beau ! Ils vont déplacer tous les ministères, les ambassades, même la préfecture. C’est bien, ça va vider Tahrir. Comme ça, si quelque chose se produit de nouveau, nos institutions sont en sécurité », dit-il reprenant mot pour mot les arguments du régime.

Le doublement du Canal de Suez, censé augmenter les rentrées de devises du pays, est aussi largement salué par la population, même si son utilité reste encore à prouver.

Là où le bas blesse le plus pour al-Sissi est sans aucun doute la situation économique.  Depuis la révolution de 2011, l’Égypte est plongée dans une crise financière sans précédent.  En 2014, le président égyptien a hérité d’un État en quasi-faillite – son déficit public a atteint 13 % du PIB mais avait promis de le remettre sur la voie de la stabilité. Ce redressement se fait à marche forcée pour les Égyptiens : un an après la mise en place de réformes douloureuses dont la coupe de nombreuses subventions sur le pétrole ou certains denrées de bases, le pays peine à renouer avec la croissance économique en dépit d’un prêt de 12 milliards d’euros accordé par le FMI en fin d’année 2016, et subit de plein fouet une inflation qui dépasse les 30% par rapport à 2016.

Même les classes aisées ne sont pas épargnées, avec la décision de faire flotter la livre égyptienne – passée de 7 à 18 pour un dollar – la population a perdu plus de la moitié de son pouvoir d’achat alors que les salaires n’ont pas augmenté.

Et si le bilan est peu flatteur en matière de lutte antiterroriste, avec la multiplication des attentats, la population estime toutefois qu’elle se sent globalement plus en sécurité. Un sentiment qui repose en grande partie sur l’impact de la communication très prolixe du gouvernement sur le sujet et l’annonce quasi-quotidienne de l’arrestation et l’exécution de « takfiristes ».

Le régime a d’ailleurs lancé une nouvelle offensive en février contre l’insurrection djihadiste dans le Nord Sinaï et annoncé « 1907 caches découvertes, 407 agents infiltrés arrêtés, 5 tunnels détruits, 105 insurgés tués ».

Le seul véritable rival, pour al-Sissi, sera en réalité l’abstention

L’élimination de tous les candidats sérieux traduit la peur d’un président dont la popularité est en chute, notamment depuis qu’il a engagé des mesures d’austérité.

« Pourquoi devrais-je aller voter au juste ? Qu’est-ce que je gagne moi en tant que citoyen à aller voter ou pas ? Ça ne change rien, il sera réélu », lâche Bassil, « D’autres candidats avaient du potentiel, mais ils se sont retirés ou ont été arrêtés. Je ne vois pas pour qui j’aurais voté honnêtement, mais j’aurais au moins aimé qu’on me laisse le choix, le vrai choix de décider », regrette le jeune trentenaire.

Plusieurs partis d’opposition ont lancé une campagne sous le slogan « reste à la maison », pour appeler les Égyptiens à boycotter le scrutin, accusant le régime d’empêcher toute compétition loyale. Une position qui agace les soutiens du président, qui encouragent massivement la population à aller voter, à grand renfort de campagnes publicitaires et de messages sur les téléphones portables. Le seul véritable rival, pour al-Sissi, sera en réalité l’abstention.

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