Un acte de foi

Publié le 1 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Dix ans et une poussière de mois séparent la signature des accords d’Oslo de la conclusion, le 1er décembre, de celui de Genève. Dix ans au cours desquels deux peuples, comme les détenus d’une même prison dont on aurait jeté les clefs, n’ont cessé de s’enfermer dans la haine de l’autre, répétant les mêmes batailles, revivant les mêmes cauchemars, glissant peu à peu de l’espoir au désespoir. Une décennie pour rien, ou presque, avec son lot de morts, de destructions, d’Intifadas et de faux prophètes, qui vit Oslo disparaître après une longue agonie, Camp David échouer parce qu’une des deux parties avait cru possible de l’emporter sans en acquitter le prix et Taba s’approcher au plus près de la paix avant de s’effacer devant le pire : l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon.

Croire en Genève, soutenir Genève est donc avant tout un acte de foi. Après tout, ni Yossi Beilin ni Yasser Abed Rabbo n’ont, pour négocier, reçu l’aval de leurs gouvernements respectifs. Ces deux intellectuels sans véritable enracinement populaire ont, en quelque sorte, mimé une négociation entre États, se substituant aux pouvoirs légitimes avec l’audace des pionniers. En vieux renard et en démagogue accompli, Ariel Sharon a d’ailleurs senti la faille. Lui qui a toujours considéré les accords d’Oslo comme une calamité, estime que celui de Genève est une construction fumeuse et dangereuse, oeuvre de pacifistes mus par la « haine de soi » et imposée de l’étranger au peuple israélien. Son rejet, absolu, n’a d’égal que celui exprimé par son frère siamois palestinien, le Hamas. Yasser Arafat, lui, est plus prudent. Le vieux raïs a apporté son soutien officieux à l’initiative, tout en précisant qu’il ne l’avalisera que lorsque Sharon en aura fait de même. Mais il perçoit bien le piège d’une marginalisation qui le hante. En douterait-il que cette confidence de l’un des négociateurs de l’accord, le président du Conseil israélien pour les relations extérieures David Kimche, ne pourrait que l’ancrer dans sa méfiance : « Nous n’avons pas négocié avec Arafat, mais avec des Palestiniens qui pensaient justement qu’il fallait le mettre de côté. Il n’est pas partie de cet accord, et peu importe si cela le légitime. »
Pourtant, la position hors champ, presque offshore, des deux artisans de Genève, si elle fait leur fragilité, fait aussi leur force et nourrit leur extraordinaire capacité d’entraînement. En même temps qu’elle suscite, en guise de tir de barrage, des contre-plans parfois effarants – celui de Sharon, celui des colons du mouvement Yesha qui proposent crûment de « bantoustaniser » la Palestine en une kyrielle de cantons autonomes. Hommes d’expérience et de bonne volonté, nationalistes et patriotes, anciens ministres, ils ne sont liés par aucune « ligne » gouvernementale contraignante. « Trois ans de passion, d’entêtement, de complicité intellectuelle et d’ingéniosité », écrivait, ici même, Marcel Péju (voir J.A.I. n° 2237), ont débouché sur ce qui est sans doute le plan de règlement le plus complet, le plus opérationnel et le plus consensuel jamais émis dans le cadre du conflit israélo-palestinien. Un texte détaillé, précis, très au-delà des principes flous d’Oslo et des déclarations d’intention de la « feuille de route », dont chaque mot, chaque virgule ont été durement débattus comme s’ils devaient effectivement fixer la trame de l’avenir des deux peuples.

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Dans les pages qui suivent, nous vous donnons à lire, dans son intégralité, ce document, certes complexe, parfois ardu, mais jamais fastidieux et sans doute fondateur, que sous-tend une conviction essentielle : la reconnaissance du fait national israélien ne peut se fonder sur la dénégation du fait national palestinien. Tôt ou tard, deux États coexisteront sur cette terre, et ce qui a commencé d’être négocié, à un niveau officiel cette fois, à Taba, du 18 au 28 janvier 2001, avant l’élection d’Ariel Sharon, verra le jour.

Les conclusions auxquelles sont parvenus Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo n’ont aucune force de loi, et nul n’est tenu de les considérer comme autre chose que comme de simples propositions. Pourquoi donc, au-delà de leur intérêt en quelque sorte professionnel, suscitent-elles tant de respect et d’adhésion, au point que nul, ou presque, en dehors du marécage politique israélien et des extrémistes palestiniens, n’ose les critiquer ? Au point que le secrétaire d’État américain Colin Powell et le Premier ministre britannique Tony Blair envisagent, dit-on, de les recevoir ? Sans doute parce que, dans le climat actuel, passablement désespérant, de blocage total où l’autisme sharonien a fini par avoir raison d’une « feuille de route » à laquelle les Américains eux-mêmes ne croient plus que par défaut, l’Accord de Genève apparaît comme l’ultime planche de salut. Il y a urgence, en effet. Chaque colonie supplémentaire en territoire palestinien occupé rend plus difficile le partage de la terre, donc la solution « deux États pour deux peuples », la seule qui permette de sortir de l’impasse. Et chaque mois qui passe aggrave le danger démographique qui menace la survie d’Israël en tant qu’État juif.
Beilin et ses amis savent très bien, en effet, qu’il y aura bientôt, entre le Jourdain et la Méditerranée, moins de Juifs que de Palestiniens et que, si l’immobilisme actuel persiste, nombreux parmi ces derniers seront ceux qui abandonneront la perspective d’un État indépendant au profit du « one man, one vote ». Que feront alors les Israéliens : renonceront-ils au caractère démocratique de leur État ou à son caractère juif ? Confronté à ce dilemme, Ariel Sharon a certes sa réponse. Faute de pouvoir procéder à des expulsions massives de Palestiniens en Jordanie ou ailleurs – même s’il en rêve -, le Premier ministre a recours aux incitations à l’immigration en provenance de ces « réservoirs » de la diaspora que sont la France, l’Afrique du Sud ou l’Argentine. Palliatif hasardeux et jusqu’ici largement infructueux, malgré les campagnes récurrentes sur le thème du regain de l’antisémitisme en Europe.
Cette diaspora, il est vrai, évolue. Sur elle aussi, l’initiative Beilin-Abed Rabbo a eu un effet de choc, de catalyseur et de révélateur. En Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, les pétitions de soutien à l’Accord de Genève se multiplient, mais nulle part ailleurs qu’en France ce rééquilibrage n’est paru aussi sensible. Forte de six cent mille membres, la communauté juive française était, il y a un peu plus d’un an, félicitée par Ariel Sharon – qui plaçait en elle beaucoup d’espoirs – comme étant « la plus militante en Europe ». À juste titre, sans doute, tant la plupart de ses chefs de file n’osaient se démarquer de la politique du Premier ministre et s’abstenaient prudemment de critiquer le « front » israélien, même si l’écart entre leur propre humanisme et la réalité du sharonisme devenait de plus en plus insupportable. En leur offrant enfin l’occasion de dissiper la confusion préjudiciable entre la politique intérieure israélienne et les Juifs de la diaspora, entre ces derniers et le soutien inconditionnel à Sharon, Genève les a en quelque sorte libérés de l’omerta.

Lorsque Alain Finkielkraut, Marek Halter, Bernard-Henri Lévy, Anne Sinclair ou Jacques Tarnero signent, dans l’hebdomadaire Marianne, une pétition par laquelle ils approuvent « les principes précisant les conditions de la paix israélo-palestinienne » tels que définis par l’accord du 1er décembre 2003, l’importance de cet engagement n’échappe à personne. Impossible en effet de disqualifier ces voix-là au nom d’une pseudo-méconnaissance des réalités politiques et historiques de la région, voire de les criminaliser pour antisémitisme. Impossible de les banaliser, comme les Israéliens ont trop souvent tendance à le faire lorsque les critiques les concernant émanent d’intellectuels arabes – lesquels seraient « dans leur rôle » en plaidant pour les Palestiniens en fonction d’une démarche communautaire qui ne gêne personne. Ces signataires-là sont juifs et solidaires de l’État d’Israël. Leur approbation de l’Accord de Genève, alors même que leur soutien tacite à un homme pourtant aux antipodes des valeurs qu’ils défendent devenait à la fois illisible et incompréhensible, démontre simplement qu’ils jugent désormais Israël non plus sur ce qu’il est, mais sur ce qu’il fait. Il fallait bien réécrire cette Table de la Loi afin que les Palestiniens acceptent, eux, de faire le chemin inverse.

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