La fragile identité des jeunes radicalisés

Face à la radicalisation des jeunes, dont les histoires familiale et personnelle sont souvent marquées de ruptures, la connaissance des ancêtres est sans doute la meilleure des préventions, analyse le spécialiste en ethnopsychiatrie Tobie Nathan.

Des jihadistes de l’État islamique à Raqqa, en Syrie, en 2014. © AP/SIPA

Des jihadistes de l’État islamique à Raqqa, en Syrie, en 2014. © AP/SIPA

Tobie Nathan © Wikimedia Commons/G.Garitan
  • Tobie Nathan

    Professeur émérite des universités, spécialiste en ethnopsychiatrie.

Publié le 28 mars 2018 Lecture : 5 minutes.

Tribune. Tous les intervenants qui ont eu affaire à des jeunes gens radicalisés l’ont constaté, tant en France qu’ailleurs : il n’existe pas de « profil », de personnalités prédisposées aux dérives idéologiques, comme on parle, par exemple, de personnalités addictives ou cyclothymiques, mais une sorte de « fragilité » vis-à-vis des discours extrêmes chez des jeunes gens dont les histoires familiale et personnelle sont toutes deux marquées de ruptures. D’où l’importance, chaque fois, pour chaque personne, de laisser dérouler dans ses détails et ses méandres le parcours et les hoquets d’une destinée.

Cette fois, c’est une mère venue me parler en larmes de son fils disparu. Converti à l’islam radical, il était parti faire le jihad, là-bas, entre la Syrie et la Jordanie – « au pays de Cham », lui disait-il au téléphone. Mais alors qu’il avait cessé de l’appeler depuis quatre mois survint l’annonce, brutale, terrible : son fils serait mort. Il aurait été exécuté par les soldats de Bachar al-Assad. À moins que ce ne fût par ceux de Daesh, alors qu’il s’apprêtait à déserter pour rentrer en France… Elle a appris son décès par l’appel téléphonique d’un inconnu se présentant comme « un frère ».

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« Enfant, il était catholique comme elle pourtant »

Elle a ce port majestueux des femmes africaines, ce goût pour la conversation réfléchie, les mots choisis, comme si elle les ciselait dans sa bouche avant de les prononcer. Elle me raconte. Elle est née au Bénin, dans le sud du pays, un village près d’Allada, d’un père ghanéen, un Ashanti, et d’une mère béninoise, fon. On dit là-bas que les mariages entre personnes d’ethnies éloignées ne sont pas recommandés. Les familles sont tellement différentes, leurs langues, leurs coutumes… De fait, au bout de deux ans de vie commune, ses parents se sont séparés. Le père est reparti chez lui, au Togo, et elle est restée avec sa mère, au Bénin, où elle a grandi.

Un mariage arrangé par son père, réapparu pour l’occasion alors qu’elle était âgée d’à peine 15 ans, et la voici en Côte d’Ivoire, bientôt réduite à une existence d’esclave, battue, humiliée. De son mari, son bourreau, elle a eu deux enfants. Un jour, certaine qu’il y allait de sa vie, elle a tout planté, mari, enfants, maison et tous ses biens pour fuir le plus loin possible. L’aîné avait à peine cinq ans. Et lorsqu’elle a reconstruit sa vie en France, elle s’est débrouillée pour les faire venir.

Son fils lui a fait part de sa décision d’émigrer dans un pays « vraiment musulman » où il pourrait vivre pleinement sa foi

Après plus de dix ans de séparation, son fils ne l’a pas reconnue – elle, sa propre mère ! Il avait 16 ans. Il lui a dit : « Bonjour Madame ! » Un beau garçon, intelligent, élégant. À 18 ans, après avoir obtenu son baccalauréat, il a tenté une première année de lettres à la Sorbonne. C’est alors qu’il s’est converti à l’islam. Enfant, il était catholique comme elle pourtant, comme son père, aussi, – et même un vrai petit dévot !

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Elle se demande quelle mouche l’a piqué… quel diable lui a tourné la tête, plutôt ! L’année suivante, à 19 ans, il est parti en Égypte, dans une madrasa, pour apprendre l’arabe et étudier le Coran. Elle s’y est opposée, mais que pouvait-elle faire ? Il était majeur. De retour, il lui a fait part de sa décision d’émigrer dans un pays « vraiment musulman » où il pourrait vivre pleinement sa foi. Il ne lui a pas avoué qu’il s’était engagé pour le jihad. Entre-temps, il avait réussi à convertir sa sœur, l’avait poussée à épouser un jeune homme récemment converti à l’islam extrême, un Portugais de la seconde génération. Elle a fait sa hijra, son « émigration », à la campagne, partant rejoindre une communauté islamique dans le Gers.

Une fois les enfants convertis, ce fut la guerre à la maison. La mère devait dissimuler ses objets de culte, son missel, sa statuette de la Vierge… Lorsque son fils les apercevait, il explosait : « C’est de l’idolâtrie ! Il ne faut pas croire aux statues… » Et la fille, c’était pire encore… Elle passait jusqu’à deux heures dans les toilettes pour faire ses ablutions. Elle vérifiait la provenance des aliments, scrutait les étiquettes. Plus aucune conversation n’était possible. Tout ce que faisait la mère, tout ce qu’elle disait, c’était haram, c’était péché. Les enfants la traitaient de mécréante, de kufar ; elle était devenue un sheytane, un diable.

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L’importance de la connaissance des ancêtres

Que s’est-il donc passé, me demande-t-elle, pour qu’elle perde ainsi ses deux enfants, l’un disparu en Syrie, l’autre absorbée dans une sorte de secte ?

Ni ashanti, ni fon, ni français, ni béninois, ni ghanéen — étranger tout de même

Troubles de l’identité en cascade, sans doute, mais il faudrait d’abord parler de la sienne, elle, la mère. Elle se demande : ashantie comme son père et son mari, ou fon comme sa mère, ou plutôt comme sa grand-mère, à qui elle a été confiée ? Elle repense à ses enfants, à la terrible émotion qu’ils ont ressentie lors des retrouvailles. Ils ne voyaient en la personne la plus proche d’eux, celle qu’ils devaient appeler « maman », qu’une étrangère.

>>> A LIRE – France : les jeunes candidats au jihad sont-ils les victimes d’une « dérive sectaire » ?

C’est sans doute pour s’extraire de ce dilemme qu’ils se sont définis d’une autre nature. Elle était catholique, ils sont devenus musulmans. Elle ressentait dans ses fibres l’attachement à ses racines béninoises, ghanéennes ; ses enfants se sont découvert une autre patrie, l’Arabie, où le garçon rêvait de se rendre pour étudier la religion, et les « terres de hijra », où la fille est partie vivre sa passion islamique. Ainsi cette étrangeté éprouvée au moment des retrouvailles prenait-elle sens après coup dans la radicale hétérogénéité de leur foi. Les voici véritablement étrangers, pis : antagonistes…

Pour le jeune, que personne n’a guidé dans une rencontre avec ses ancêtres, la solution est alors une fuite en avant à travers une double rupture : « ni ashanti, ni fon, ni français, ni béninois, ni ghanéen — étranger tout de même, mais non pas un étranger du passé, un étranger de l’avenir : un « vrai » musulman, c’est-à-dire un musulman extrême… » Inutile de rappeler l’importance d’introduire les adolescents à la connaissance des ancêtres – sans doute la meilleure des préventions !

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