Logique de guerre dans les lycées

Deux mois après le début de la grève des enseignants, l’impasse est totale. À la fermeté du gouvernement répond l’entêtement des professeurs.

Publié le 1 décembre 2003 Lecture : 5 minutes.

La détresse sociale du corps professoral algérien ne saurait être mieux illustrée : « Quand je demande à mes élèves ce qu’ils souhaiteraient faire à l’issue de leurs études, raconte un professeur de lycée, aucun ne me répond : je serai enseignant. » Il est vrai qu’un « prof » touche l’équivalent du salaire d’une femme de ménage de la Sonatrach, le groupe pétrolier algérien, soit 16 000 dinars (160 euros) par mois. Les membres de cette corporation sont ainsi obligés d’avoir des petits boulots en dehors des heures de cours. Dans des villes comme Aïn Defla, Khemis Miliana ou Oued Foda, autant d’agglomérations durement frappées par le terrorisme, tout se sait. « De quelle autorité pourrai-je me prévaloir auprès de l’élève s’il me voit vendre des oeufs au marché quelques heures avant que je lui donne des exercices de chimie en classe ? » se lamente Sid Ahmed. Cet enseignant de 40 ans est toujours célibataire, car ses revenus ne lui permettent pas de trouver un logement pour une famille.
Mais il n’y a pas que des problèmes de salaire. Dix années de terrorisme ont eu pour effet de nombreux déplacements de populations. Les bourgs isolés ont été désertés pour des villages ou des villes mieux protégés. Du coup, ce sont soixante élèves qui s’entassent dans des classes prévues pour trente. Les moyens pédagogiques sont dérisoires. Pis : la gestion approximative des emplois du temps peut amener un professeur à exercer dix heures dans un établissement et huit heures dans un autre. Précision : les deux écoles peuvent être distantes d’une cinquantaine de kilomètres. « Notre tutelle n’a aucune prise sur les réalités du terrain, déplore Sid Ahmed. Ce qu’elle appelle pudiquement complément d’horaire est peut-être valable à Alger, Oran ou Constantine. Mais quand il s’agit d’une wilaya de quelques milliers de kilomètres carrés, de surcroît exposée au terrorisme, le professeur a une classe le matin à Sid Lakhdar et une autre, l’après-midi, à Djendel. Pour cela, il doit prendre les transports en commun avec tous les risques de faux barrages. Imaginez son stress avant, pendant et après le cours ! »
Les revendications des professeurs grévistes ? Nul n’en conteste la légitimité. Cependant, le jusqu’au-boutisme des animateurs du mouvement commence à soulever des interrogations.
Le conflit entre enseignants et ministère de l’Éducation a débuté en avril 2003, limité au départ à la seule capitale. C’est un syndicat jusque-là inconnu qui en a pris la tête : la Coordination des lycées d’Alger (CLA). Comme souvent en Algérie, un conflit social emmené par un mouvement aux contours obscurs est souvent expliqué par des motivations politiques. Certains ont ainsi avancé que la crise en Kabylie avait débordé sur Alger dans un secteur ultrasensible.
Trois semaines plus tard, l’ampleur du séisme du 21 mai à Boumerdès relègue la grève des lycées algérois loin des feux de l’actualité. À la rentrée, au début de septembre, les professeurs rejoignent leurs établissements pour signer les procès-verbaux de reprise, mais recommencent très vite les débrayages à l’appel d’un syndicat tout aussi inconnu que le CLA : la Coordination nationale des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (CNAPEST). Le mouvement frappe fort : 95 % du personnel est désormais en grève, et tous les lycées du territoire sont paralysés.
Mauvaise évaluation de l’importance de la CNAPEST au sein de la corporation ? Autisme du ministère de l’Éducation qui s’entête dans son refus de recevoir un syndicat non reconnu ? Toujours est-il que les semaines passent et que le spectre de l’année blanche se précise. Les parents d’élèves s’affolent, organisent une marche et demandent aux grévistes et à l’administration de ne pas prendre les lycéens en otage.
Le ministre reçoit finalement des syndicalistes, mais pas les animateurs du mouvement. Par le biais de sa Fédération nationale des travailleurs de l’éducation (FNTE), l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), jadis si puissante et aujourd’hui dépassée par les événements, arrache néanmoins une augmentation salariale consistante : 5 000 dinars (50 euros) nets d’impôts à partir du 1er janvier, ce qui représente une hausse de 30 %. On est loin des 100 % exigés par la CNAPEST, mais tous les acteurs reconnaissent que le gouvernement a fait un effort conséquent. Cette augmentation va en effet gonfler la masse salariale du secteur de 26 milliards de dinars, soit 260 millions d’euros.
Mais la CNAPEST reste intraitable : pas de reprise si l’administration ne délivre pas d’agrément pour le nouveau syndicat. L’enjeu ? La gestion de la rentable Mutualité nationale des travailleurs de l’éducation et de la culture, dont le budget des oeuvres sociales se chiffre à des milliards de dinars.
L’entêtement des dirigeants de la CNAPEST fait râler les parents d’élèves, et les professeurs voient leur cote de sympathie s’effilocher au fil des semaines. Parti d’une revendication socioprofessionnelle, le mouvement a pris une tournure politique, et la proximité de l’échéance présidentielle n’est pas pour simplifier une situation déjà complexe. Et si la CNAPEST n’était que l’instrument d’une campagne électorale commencée prématurément ? Dans ce cas, pour qui roulerait-il ? Initialement, le mouvement a été perçu comme un prolongement des arouch, ces comités de tribus représentant la contestation kabyle. Plus tard, des soupçons de penchants islamistes ont surgi. Pourquoi ? Ce sont des députés d’el-Islah, le parti d’Abdallah Djaballah, qui ont, les premiers, exigé une commission d’enquête sur le refus de l’administration d’octroyer l’agrément au nouveau syndicat. Dernière accusation portée contre la CNAPEST : elle serait proche des milieux conservateurs farouchement hostiles à la réforme de l’école et à l’introduction du français et des autres langues étrangères dès le premier cycle scolaire.
En tout état de cause, le conflit a été très mal géré par les pouvoirs publics. L’impasse est aujourd’hui totale. Le gouvernement a lancé un ultimatum aux professeurs pour qu’ils rejoignent leurs établissements, faute de quoi il y aurait gel des salaires (les grévistes ont été payés durant les mois d’octobre et novembre alors que les lycées étaient fermés), poursuites judiciaires et licenciements collectifs.
Cette fermeté, cependant, ne semble pas en mesure d’éviter l’année blanche. Les grévistes peuvent plier sous la menace et reprendre le travail. Rien ne dit qu’ils feront tout pour rattraper les sept semaines de scolarité perdues. La grève du zèle est imparable. D’autant que la solidarité des enseignants des collèges et du primaire peut réserver des surprises.

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