Le dernier combat de Robert Mugabe

Pour les Anglo-Saxons, c’est un dictateur fou. Pour nombre d’Africains, un martyr et un héros. À 80 ans, il rêve tout simplement de conduire une seconde guerre de libération. Dût-il mener son pays au bord du gouffre.

Publié le 1 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

En février prochain, il aura 80 ans, un âge où il n’est pas illégitime de faire valoir ses droits à la retraite. Il est, à ce titre, le doyen des chefs d’État du continent, mais aussi, pour son malheur et celui de son pays, l’Africain de « l’axe du Mal. » Et le Zimbabwe, qu’il dirige depuis vingt-trois ans, figure désormais au rang des « États voyous », au même titre que Cuba, la Corée du Nord et Myanmar. Aux yeux du président américain George W. Bush et du Premier ministre britannique Tony Blair, Robert Mugabe est, cela va de soi, un dictateur fou et raciste, un « communiste » assoiffé de pouvoir, bref, un homme à abattre, comme en témoignent les nombreuses mesures de rétorsion prises, ces deux dernières années, contre son régime : interdiction de séjour dans l’espace
européen pour le président et certains de ses collaborateurs, gel de leurs avoirs dans des banques occidentales, embargo sur le matériel et les équipements militaires, soutien
à peine déguisé aux syndicats « indépendants » et, surtout, à l’opposition, incarnée par le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) de Morgan Tsvangirai, 50 ans, candidat malheureux face à Mugabe en 2002.
Les pressions occidentales sont telles que même les « alliés » africains de Mugabe, notamment le Sud-Africain Thabo Mbeki et le Nigérian Olusegun Obasanjo, commencent à baisser les bras. C’est ainsi que ce dernier, dont le pays accueille du 5 au 8 décembre prochain le sommet du Commonwealth, a dû renoncer, à cause de la vive opposition de l’Australie et de la Grande-Bretagne, à compter son homologue zimbabwéen parmi ses hôtes. « Il n’aura pas d’invitation », a simplement déclaré Obasanjo, le 25 novembre, avant d’ajouter qu’il ne voulait pas que la polémique à propos d’une éventuelle participation de Mugabe « assombrisse » le sommet. Quelques jours auparavant, lors d’une brève visite à Harare, il avait pourtant affirmé le contraire…
Que reproche-t-on au juste à un homme qui fut naguère le chouchou de l’Occident, lauréat de plusieurs distinctions internationales, entre autres, pour son action en faveur de la paix et pour l’autosuffisance alimentaire dans son pays ? Pêle-mêle et de manière quelque peu passionnelle ; ses prises de position publiques contre les homosexuels, considérés en Occident comme des intouchables, mais dont le mode de vie heurte encore beaucoup d’Africains ; les conditions dans lesquelles il a été réélu lors du scrutin présidentiel des 9, 10 et 11 mars 2002 ; la répression contre les opposants et les journalistes. Londres et Washington dénoncent surtout l’entêtement du président zimbabwéen à vouloir procéder à une réforme agraire au profit de ses compatriotes noirs, sans tenir compte d’éventuelles répercussions néfastes sur l’économie de son pays.
Pourtant, près d’un quart de siècle après la fin du « régime albinocrate » d’Ian Smith et l’indépendance de la Rhodésie (aussitôt rebaptisée Zimbabwe), le 18 avril 1980, la quasi-totalité des terres cultivables étaient jusqu’alors aux mains d’une minorité de fermiers blancs, la majorité noire étant confinée dans des lopins arides. Un peu comme si, en Algérie, des descendants d’anciens colons français détenaient, aujourd’hui encore, les terres les plus fertiles, ne laissant aux Algériens que quelques hectares rocailleux dans le Hoggar…
Lors des discussions de Lancaster House, qui ont précédé l’accession à la souveraineté internationale du Zimbabwe, Britanniques et Américains avaient promis d’apporter leur concours financier dans le cadre d’une réforme négociée, prudente et graduelle, à la condition que les nationalistes noirs acceptent le statu quo pour une période probatoire de dix ans. Il s’agissait, disaient-ils, de ne pas effrayer les Blancs d’Afrique du Sud, rétifs à toute évolution dans leur pays et persuadés que la fin de l’apartheid entraînerait automatiquement la fin de leurs privilèges.
Pragmatique, Mugabe a, dans un premier temps, joué le jeu, en tant que Premier ministre, puis comme président de la toute nouvelle République. Longtemps, le département – sensible – de l’Agriculture a ainsi été réservé à un ministre blanc, chargé, entre autres, de veiller au respect du fameux statu quo. Et Ian Smith, lui-même propriétaire terrien, a continué tranquillement de professer ses inepties. Plus de vingt ans après les assises de Lancaster House, les fonds promis par l’ancienne puissance coloniale et les États-Unis se font toujours attendre.
Ne voyant rien venir, en butte à des difficultés internes et à une recrudescence de la contestation animée par le MDC, un parti créé avec l’aide des travaillistes britanniques, Mugabe choisit de faire passer sa réforme au forceps. À ses risques et périls. Tollé dans les chancelleries occidentales, les ONG, les institutions de Bretton Woods et la presse internationale, britannique en tête, pour qui Mugabe, naguère accueilli avec faste à Londres, est devenu, du jour au lendemain, l’incarnation du mal. Reconduit pour six ans à la tête de son pays, en mars 2002, au terme d’un scrutin émaillé de fraudes mais jugé « légitime » par les observateurs africains, le président zimbabwéen se retrouve confronté à des menaces, avant d’essuyer des sanctions. Et, même s’il a participé en février 2003 au sommet Afrique-France, à Paris, il voit chaque jour son horizon se rétrécir un peu plus. L’ancien guérillero, qui a arraché de haute lutte l’indépendance de son pays et la fin d’un régime raciste, est devenu un paria, sauf, bien entendu, dans beaucoup de pays africains, où il passe pour une victime, pour ne pas dire un héros.
En s’attaquant à un tabou, Mugabe, qui n’est pas le plus ancien chef d’État africain en fonction (dans ce registre, le Togolais Gnassingbé Eyadéma et le Gabonais Omar Bongo Ondimba le distancent largement !), a choisi de croiser le fer avec Washington, Londres et, dans une certaine mesure, Bruxelles, où l’on n’hésite plus à exiger sa démission. Avec le soutien de Grace, sa jeune épouse (et ex-secrétaire), il semble décidé, contre vents et marées, à mener à terme sa « deuxième guerre de libération ». Si la cause est « juste », la méthode choisie (l’expropriation forcée avec, dans certains cas, une contrepartie financière) est-elle judicieuse ? Comment procéder à une redistribution équitable du patrimoine foncier sans que cela apparaisse à l’étranger – particulièrement en Europe, terre d’origine des Zimbabwéens blancs – comme une discrimination à rebours, sans mettre en péril l’agriculture et l’ensemble de l’économie ?
Car cette dernière est mal en point, à cause notamment de la tension politique et sociale, de la suspension de l’aide étrangère et – ce n’est pas seulement un slogan – des opérations de déstabilisation menées par des fermiers zimbabwéens blancs réinstallés en Afrique du Sud, en Zambie et au Mozambique. Considéré naguère comme un modèle en matière de gestion et un grenier pour certains de ses voisins, ce beau pays particulièrement gâté par la nature connaît des difficultés, aggravées par le maintien d’un corps expéditionnaire de onze mille soldats, plusieurs années durant, en République démocratique du Congo. Tous les indicateurs sont aujourd’hui au rouge, avec une inflation à trois chiffres, un déficit céréalier de plusieurs centaines de milliers de tonnes, une baisse de la production de tabac, son principal produit d’exportation, et, depuis trois ans, une pénurie cyclique de carburant. De l’avis même du ministre des Finances, Herbert Murerwa, l’inflation, actuellement autour de 600 %, devrait atteindre 700 % au premier trimestre 2004. Et le déficit budgétaire, qui devait ne pas dépasser 7,5 %, caracole à quelque 11 %. Sans oublier le chômage, endémique… Un quasi-désastre qui nourrit, en retour, une crispation sécuritaire du régime – laquelle se traduit au quotidien par un étouffement de l’opposition.
Dans ces conditions, s’il veut sauver son pays du naufrage et échapper au sort que lui concoctent certains faucons du côté de Londres et de Washington, le président Mugabe serait bien inspiré de corriger le tir. Ou, mieux encore, de préparer sa retraite. Le peut-il ? On en saura sans doute davantage lors du prochain congrès de l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (Zanu-PF), son parti, dans le courant du mois de décembre.

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