Tunisie : désavouée par le Parlement, l’Instance Vérité et Dignité compte poursuivre son activité

Nouveau rebondissement dans le bras de fer entre l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) : l’Instance a indiqué mercredi qu’elle continuerait sa mission, en dépit du désaveu du Parlement et des crises internes.

Sihem Bensedrine, présidente de l’Instance vérité et dignité © Instance Vérité et Dignité

Sihem Bensedrine, présidente de l’Instance vérité et dignité © Instance Vérité et Dignité

Publié le 28 mars 2018 Lecture : 4 minutes.

« Nous allons continuer notre travail tant que nous n’avons pas reçu de document officiel qui nous ordonne de continuer ou pas [notre tâche, ndlr] », a déclaré mercredi Sihem Bensedrine, la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). « Nous estimons que la décision de prolongation [du mandat de l’IVD, ndlr] revient par la loi à l’Instance » elle-même.

Créée avec un mandat de quatre ans renouvelable un an, selon l’article 18 de la loi sur la justice transitionnelle, l’IVD doit théoriquement cesser ses activités à partir du 31 mai prochain. L’article stipule en effet que la prolongation du mandat se fait « par décision motivée de l’Instance soumise à l’Assemblée ».

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Lundi, une partie des députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont voté contre la prolongation du mandat. Une décision à laquelle l’Instance ne compte donc pas se soumettre : l’IVD estime qu’elle ne se soumet à l’hémicycle qu’à titre informatif, et qu’elle n’a pas un pouvoir de contrôle et d’approbation sur elle.

De son côté, le tribunal administratif a réaffirmé lundi que l’ARP est compétente pour décider de la prorogation du mandat de cette commission, dont la mission consiste à « dévoiler la vérité sur les violations des droits de l’Homme commises entre le 1er juillet 1955 et le 31 décembre 2013 », soit sous Habib Bourguiba (1957-1987), sous son successeur Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011), et pendant les troubles post-révolutionnaires.

Un vote contesté

Depuis, la confusion règne autour des statuts de l’IVD. Lors du vote en défaveur de sa prolongation, deux camps politiques se sont affrontés : celui d’Ennahdha, soutenu par des partis de gauche et d’extrême gauche, et celui de Nidaa Tounes et des partis idéologiquement proches. Les députés en faveur de la prolongation ont refusé de participer au vote, en signe de protestation. Une confrontation que certains expliquent par des intérêts différents : Nidaa Tounes compte dans ses rangs plusieurs anciennes figures sous Ben Ali ; le parti Ennahdha, lui, a été durement touché par la répression exercée par le président déchu.

En février, l’IVD avait ainsi elle-même décidé de prolonger son mandat jusqu’au 31 décembre 2018, en arguant du manque de coopération de l’État. Ces dernières années, des institutions comme le ministère de l’Intérieur ou l’armée ont en effet peu collaboré avec ce processus qui doit permettre aux victimes d’être reconnues, voire indemnisées, tout en évitant des purges.

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Mercredi, Sihem Bensedrine a menacé de « poursuivre les personnes qui ne coopèrent pas ». Après deux convocations sans suite, l’IVD lancera « des poursuites judiciaires contre les personnes qui refusent de donner leur témoignage, en vertu de la loi », a-t-elle déclaré devant la presse.

Soupçons de corruption et crises internes

Au-delà du mandat, c’est l’Instance et sa présidence en elles-mêmes qui sont au coeur des débats. Pour la Fondation Carter, « la Tunisie pourrait avoir laissé passer l’occasion d’une véritable justice transitionnelle. L’IVD a perdu beaucoup de son aura avec les critiques des médias, les controverses internes, l’impression de politisation et le désintérêt de l’opinion public ».

Vous avez reçu plus d’argent que les victimes de l’oppression et de la répression », a dénoncé une députée

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Lors des séances parlementaires, les députés contre la prorogation du mandat, à l’instar de Hajer Bechikh Ahmed (Afek Tounes), ont ainsi accusé la présidente de corruption.

« Vous avez reçu plus d’argent que les victimes de l’oppression et de la répression », lui a-t-elle lancé, au motif que Sihem Bensedrine aurait obtenu de nombreux privilèges et avantages. « Vous avez gaspillé l’argent du contribuable ! Si vous aviez la moindre dignité, vous auriez démissionné », a conclu la députée. Une initiative parlementaire avait d’ailleurs proposé la création d’une commission chargée d’enquêter sur les soupçons de corruption au sein de l’Instance en janvier 2017, mais avait été rejetée par l’ARP.

Le fonctionnement de l’IVD sous la direction de Sihem Bensedrine n’a pas non plus manqué de provoquer des crises en interne. Au total, trois démissions et trois révocations au sein du conseil de l’Instance ont été enregistrés sous sa tutelle. Les évincés de l’Instance avaient dénoncé une mauvaise gestion et un gaspillage d’argent de sa part.

Les suspicions sur le travail de l’IVD ont également mené à la création d’autres organisations en parallèle, telle que la Coalition tunisienne pour la dignité et la réhabilitation, formée d’associations de victimes de la répression.

Colère et inquiétude

L’ancien président Moncef Marzouki a accusé ceux qui veulent « en finir avec l’IVD » de n’avoir qu’« un seul objectif : c’est de liquider la révolution et de liquider tous ses acquis. » « Le peuple tunisien n’acceptera jamais le retour de l’ancien régime tel qu’ils veulent le remettre en selle », a-t-il assuré.

Le mandat de l’IVD est compliqué et nécessite plus de temps », affirme l’ICTJ

Plusieurs organisations se sont également inquiétées des conséquences des polémiques actuelles sur la transition démocratique. L’IVD qui est « au coeur de la transition démocratique », est également chargée de préconiser des mesures pour « garantir la non-répétition de la torture, de la dictature, des violations des droits de l’Homme », a souligné la politologue Nessryne Jelalia, de l’association Al Bawsala.

Le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) a rappelé que l’IVD « est la seule commission de vérité à avoir émergé des Printemps arabes ». Son mandat couvrant violations des droits de l’Homme mais aussi corruption et marginalisation, « est compliqué et nécessite plus de temps », affirme l’ICTJ.

Depuis le début de ses activités, l’IVD a reçu plus de 62 000 dossiers de violations présumées des droits de l’Homme, et entendu environ 50 000 personnes. Après quatre années, l’Instance a transmis son premier dossier à une cour spécialisée le 2 mars, concernant 14 cas de disparitions forcées.

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