Entreprises – Maroc : qu’est ce qu’un « champion national » ?

Encore peu connue du grand public, l’appellation « champion national » est de plus en plus présente dans le secteur économique au Maroc. La journaliste et analyste Selma Mhaoud décrypte dans un livre ce nouveau colbertisme marocain, entre volonté de libéralisation et concentration du capital, diplomatie économique et industrialisation.

Attijariwafa Bank est à présent le premier groupe de la zone CFA par le nombre d’agences. En photo, sa filiale sénégalaise. © SYLVAIN CHERKAOUI POUR J.A.

Attijariwafa Bank est à présent le premier groupe de la zone CFA par le nombre d’agences. En photo, sa filiale sénégalaise. © SYLVAIN CHERKAOUI POUR J.A.

CRETOIS Jules

Publié le 30 mars 2018 Lecture : 5 minutes.

Si un pan de la classe politique marocaine et de nombreux patrons emploient volontiers le terme, d’autres l’évitent encore, par pudeur sans doute. « Les champions nationaux », qui n’ont rien d’un titre décerné à des sportifs, sont plutôt impliqués dans la conquête des marchés africains.

Désormais au centre d’un ouvrage journalistique, Les champions nationaux, l’équation du développement au Maroc (ed. « En toutes lettres », mars 2018), son auteure, Selma Mhaoud, analyste spécialisée en risques d’intégrité et gouvernance dans la zone MENA, analyse ce concept qui semble être un nouveau volet de la politique marocaine.

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Jeune Afrique : Quels sont les critères que vous retenez pour qualifier une entreprise de « champion national » ?

Selma Mhaoud : En réalité, les critères sont nombreux et je ne propose pas une définition arrêtée. Si les économistes eux-mêmes ne donnent pas de définition précise, ils parlent souvent d’entreprises nationales compétitives à l’international, potentiellement capables de participer au développement de leur pays d’origine et qui bénéficient d’une forme de traitement favorable de la part du pouvoir politique.

Les champions nationaux marocains sont impliqués dans la conquête des marchés africains, à mi-chemin entre diplomatie et affaires

Au Maroc, le terme se forge dans les médias, l’opinion publique et englobe des entreprises du public comme du privé : l’OCP, Attijariwafa Bank, Akwa, Maroc Télécom, la SNI… Aujourd’hui, ce qui pourrait caractériser les champions nationaux marocains, c’est peut-être bien l’implication dans la conquête des marchés africains, à mi-chemin entre diplomatie et affaires.

Vous citez dans votre livre Khalid Oudghiri, ex-PDG du groupe marocain Attijariwafa Bank, qui déclarait en 2005 qu’il n’existe pas de « politique étatique qui consisterait à créer des champions nationaux. » Y a-t-il une « politique des champions » ?

Il y a bien une direction globale, mais il est difficile de parler d’une « politique des champions ». Dans les discours du chef de l’État, d’ailleurs, l’expression n’existe pas. Le roi en appelle surtout à l’investissement du secteur privé. Les entreprises marocaines dont il est question se sont en fait formées au confluent de plusieurs dynamiques : la mondialisation, la politique de marocanisation du monde des affaires, les volontés de l’État mais aussi les volontés des entreprises elles-mêmes.

La grande taille de l’entreprise n’est, par exemple, pas qu’un poids supplémentaire face à la concurrence à l’étranger, ce que cherche l’État. Pour les entreprises, c’est aussi un moyen de faire des économies d’échelle. La direction que le roi montre dernièrement semble être celle de l’internationalisation. Plus en amont, on a vu se dessiner une politique au moment de la libéralisation. Elle s’est faite de manière contrôlée et chacun a gardé en tête le principe de concentration. Le rôle de l’État a été redéfini, mais ce dernier reste omniprésent dans l’économie.

La démarche typique du champion national colle aux besoins en développement du pays et aux attentes du pouvoir

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Un certain nombre de champions nationaux se dirigent vers le secteur immobilier. Le devoir du champion national n’est-il pas plutôt d’investir dans des activités à plus forte valeur ajoutée et plus créatrices d’emplois ?

Il ne faut pas oublier que des groupes immobiliers ont par exemple investi dans le logement social après la décision de l’ancien roi, Hassan II, de lancer un programme de réalisation de 200 000 logements sociaux. On est là dans la démarche typique du champion national, qui colle aux besoins en développement du pays et aux attentes du pouvoir. Certains champions nationaux ont aidé à mettre un toit sur la tête de nombreux citoyens. L’État, de son côté, a soutenu le secteur tant dans l’offre que dans la demande.

Mais le Conseil de la concurrence a souligné en 2013 que les gros opérateurs du secteur avaient réalisé des marges de rentabilité surélevées sur le logement social. Ce qui rentre tout à fait dans les critiques typiques à l’encontre du concept de champion national, dont les économistes considèrent souvent qu’ils jouissent d’avantages qui peuvent se transformer en rentes indues. Au Maroc, le droit à la concurrence s’applique bien sûr dans une tradition économique libérale, mais la loi prévoit quelques exceptions et quand des opérations de fusion se présentent, on y est globalement favorable.

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Les champions nationaux sont-ils des contribuables importants ?

Indéniablement. Selon plusieurs sources, notamment médiatiques, la Société marocaine des tabacs, Maroc Télécom et Attijariwafa Bank sont parmi les plus gros contribuables. Sur le seul impôt sur les sociétés, on retrouve l’OCP dans les plus gros contribuables. C’est sans compter les dividendes que l’État perçoit de groupes dont il est actionnaire, comme l’OCP.

Le secteur bancaire marocain est particulièrement actif en matière d’innovation

Et en matière d’emploi ? Les champions nationaux ont-ils un poids important ?

Il est difficile de trancher en l’absence d’études précises. L’OCP reste un des premiers employeurs du pays avec plus de 20 000 collaborateurs en 2015. J’ai mené des entretiens et selon ces derniers, il semblerait que les champions nationaux aient les faveurs des diplômés de l’enseignement supérieur, ainsi que des jeunes diplômés en France et plus largement à l’étranger. Cela peut d’ailleurs produire une forme de proéminence de certains profils.

Dans quelle mesure les champions nationaux sont-ils des acteurs de l’innovation ?

Selon des données récentes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les dépôts de patentes [impôt direct, ndlr], de marques et de design industriels, le Maroc connaît un dynamisme relativement moyen comparé à ses voisins. Les champions nationaux restent toutefois plus aptes à innover sur les plans technologiques et industriels que les PME. Enfin, il faut remarquer que dans certains secteurs, ils font preuve d’innovation, notamment commerciale. Le secteur bancaire marocain est particulièrement actif à ce niveau-là.

Vous relevez que les champions nationaux ne sont pas au cœur de la politique d’industrialisation marocaine…

Pour le moment, le Plan d’accélération industrielle, qui va de 2014 à 2020, ne repose pas tant sur les champions marocains que sur les grandes firmes étrangères ; Renault, Bombardier, EADS… Dans l’aéronautique et l’automobile, le capital marocain joue plutôt le rôle de capital-investissement. Les banques marocaines sont bien sûr appelées à participer. Cela pose la question de l’intégration des champions nationaux dans la politique industrielle qui est, en principe, leur terreau naturel.

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