Et soudain les flammes…

Dans la nuit du 23 au 24 novembre, le feu dévaste une résidence de l’université Patrice-Lumumba, à Moscou. Bilan : près de quarante morts et cent quatre-vingts blessés. Essentiellement des étudiants étrangers. Récit.

Publié le 3 décembre 2003 Lecture : 7 minutes.

L’incendie qui s’est déclaré dans la nuit du 23 au 24 novembre, vers 2 heures du matin, dans une résidence de l’université de l’Amitié des peuples à Moscou plus connue sous le nom d’« université Patrice-Lumumba », qu’elle portait jusqu’en 1992 a fait, à l’heure où nous écrivons ces lignes, trente-sept morts et près de cent quatre-vingts blessés. Un bilan qui pourrait s’alourdir dans les prochaines semaines : les médecins désespèrent de sauver deux des neuf grands brûlés jugés dans un état très grave. Si beaucoup de corps n’ont encore pu être identifiés, on sait que les deux cent soixante-douze étudiants qui logeaient dans le Bloc 6, un immeuble rectangulaire de cinq étages, étaient originaires
de vingt-trois pays différents, dont l’Éthiopie, l’Angola, la Guinée-Bissau, le Congo, la Chine qui déplore la perte d’au moins dix-sept de ses ressortissants le Bangladesh, le Sri Lanka, le Japon et l’Inde. Une jeune fille russe, venue rendre visite à des amis africains, a péri dans le sinistre.
L’université Lumumba accueille presque exclusivement des étrangers, notamment des Africains. Par le passé, il s’agissait d’étudiants dont les pays d’origine avaient épousé la doctrine marxiste-léniniste et avaient signé des accords spéciaux de coopération avec
l’Union soviétique. Aujourd’hui, c’est la réputation de qualité et de rigueur de l’enseignement supérieur, en particulier scientifique, associée à la modestie des droits
d’inscription et des frais de scolarité (parmi les moins chers au monde), qui attire les jeunes des pays pauvres.
Le docteur Jacques Kotchofa, Béninois, habite sur le campus. Il s’est porté parmi les premiers au secours des victimes : « En quinze minutes, tout le deuxième étage était en feu. C’était effrayant, les jeunes pris au piège sautaient par les fenêtres. Certains ont atterri sur la tête, d’autres sur leurs membres, qui se brisaient sous le choc. Ils restaient là, sur le sol gelé, incapables de s’éloigner du brasier. » Les plus conscients du risque ont réussi à nouer des draps pour faire des cordes et descendre le long de la façade. Plusieurs étudiants raconteront ensuite que les issues de secours étaient bloquées, qu’il n’y avait pas d’extincteurs et que les couloirs étaient quasiment
impraticables, encombrés par une multitude de caisses et de sacs contenant des objets artisanaux que les étudiants avaient l’intention de vendre au marché pour se faire un peu d’argent. Comble de malchance, il fait très froid en ce moment à Moscou, et la nuit du drame a vu tomber drus les premiers flocons de neige. Les rescapés se sont donc retrouvés dehors avec, pour la plupart, une simple chemise de nuit sur le dos et des tapotchki, des
mules légères, aux pieds. Beaucoup des blessés, répartis sur treize hôpitaux moscovites, souffrent de gelures, parfois importantes.
C’est toujours le Bloc 6 qui accueille les nouveaux venus. Un groupe d’Africains était même arrivé vers 23 heures ce soir-là. Tous étaient donc au début de leur apprentissage de la langue russe, ce qui explique pourquoi les sauveteurs n’ont été prévenus que tardivement, ont eu du mal à localiser les victimes et à organiser les secours. Il semble que des garçons aient tenté d’éteindre le feu par leurs propres moyens ou de sauver des camarades coincés dans leurs chambres avant de battre en retraite, repoussés par les flammes et l’épaisse fumée. D’après la première chaîne de télévision russe, les pompiers
sont arrivés quarante minutes après le début du sinistre, qui avait alors envahi les deuxième et troisième étages, une bonne partie du quatrième et s’attaquait au cinquième. Une quarantaine de véhicules ont été mobilisés, et il a fallu près de quatre heures pour venir à bout des flammes, tandis qu’une noria d’ambulances évacuaient les blessés. Plusieurs rescapés ont cependant trouvé que l’assistance médicale laissait largement à désirer et se sont rendus à l’hôpital par leurs propres moyens, c’est-à-dire en taxi. Pendant ce temps, un appel était lancé à la population du quartier de la rue Mikluho-Maklaya, où se situe l’université, pour collecter des couvertures et des vêtements chauds.
Le feu a démarré dans la chambre 203, au deuxième étage, occupée par trois jeunes filles : une Malienne, une Kényane et une Nigériane (cette dernière remplaçait une Congolaise pas encore arrivée). En principe, ces logements ne sont prévus que pour deux personnes, mais pour faire face à l’affluence du début de l’année, l’administration y place souvent un troisième locataire, ce qui avantage tous les occupants en réduisant leur part de loyer. Les deux anglophones étaient absentes cette nuit-là, en visite chez des copines dans un autre bloc. L’étudiante Malienne, seule présente, a été longuement
interrogée par les enquêteurs. D’après les rares informations ayant filtré de cet entretien, il semble que le feu soit dû à un court-circuit sur un appareil de chauffage
d’appoint. Prise de panique, la jeune fille se serait enfuie en sautant par la fenêtre. Paralysée par sa méconnaissance du russe, ne sachant à qui se confier, elle n’aurait
prévenu personne. La porte palière, fermée, a retardé de façon dramatique la prise de conscience de l’incendie par les autres occupants de l’étage. Certains ont été asphyxiés par la fumée dans leur sommeil et ont péri carbonisés dans leur lit.
Les enquêteurs doivent aujourd’hui répondre à plusieurs questions : quelles sont exactement les causes du sinistre ? Pourquoi s’est-il étendu aussi rapidement ? Pourquoi l’alarme automatique ne s’est-elle pas déclenchée ? Comment est-on parvenu à un aussi lourd bilan humain ? L’affaire fait grand bruit dans le pays. La presse et les télévisions en ont fait état dans leurs bulletins d’information et la chaîne NTV y a consacré une large part de son émission Pays et monde. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, s’est rendu sur place le 24 novembre dès 8 heures du matin pour constater l’étendue de la catastrophe. Il a tenté de rassurer ceux qui ont été épargnés, tous relogés dans d’autres blocs, ainsi que les autres habitants du campus, sur sa volonté de faire toute la lumière
sur cette affaire. Il a été le premier à déclarer qu’en vertu des premières constatations on pouvait écarter l’hypothèse d’un incendie criminel et encore plus celle d’un acte terroriste.
Une question est immédiatement venue à l’esprit des étudiants africains : est-ce encore un attentat raciste ? La violence contre les étrangers, en particulier les Noirs et les Asiatiques, est en effet fréquente dans la capitale russe. Un ancien élève se souvient même qu’« en 2001 un feu avait été allumé volontairement dans l’un des bâtiments de l’université Lumumba, précisément dans un escalier, afin de couper toute sortie aux locataires ». Dieudonné Gnammankou, chercheur béninois spécialiste du monde russe et lui-même victime d’une agression lorsqu’il séjournait à Moscou en 2001, estime que « le nombre d’attaques racistes est en constante augmentation, en particulier à l’encontre des Subsahariens ». En octobre 1999, Laska Nizskaya, africaniste et professeur à Lumumba, pensait que ce phénomène était lié à la reprise de la guerre en Tchétchénie et provenait d’un amalgame de haine et de crainte des Tchiornyie [les Noirs], une catégorie qui
regroupe dans l’esprit de Russes souvent xénophobes tous ceux qui n’ont pas la peau blanche, à commencer par les Caucasiens.
Le caractère cosmopolite de l’université et le nombre élevé de victimes ont tout de suite ému l’opinion publique. Lors du Conseil des ministres du 25 novembre, le président
Vladimir Poutine a demandé à Vladimir M. Filippov, ministre de l’Éducation nationale et de
l’Enseignement supérieur, mais également recteur en titre de l’université Lumumba, de suivre personnellement le déroulement de l’enquête et de ses conclusions, afin de prendre rapidement les mesures qui s’imposeraient.
Gabriel Kotchofa, président de l’Association des étudiants étrangers de la Fédération de Russie, s’est longuement entretenu avec lui au lendemain de la tragédie. « Les bâtiments
de l’université sont vétustes, notamment les logements. Les matériaux utilisés pour sa construction, qui date de 1960, sont hautement inflammables. Pourtant, aucune mesure de
sécurité n’est en place pour lutter contre le feu : les extincteurs, quand ils existent, ne sont pas vérifiés régulièrement, aucun exercice d’évacuation n’est jamais pratiqué et, en plus, les voitures se garent maintenant non seulement sur l’esplanade devant le
bâtiment principal d’enseignement, mais aussi le long de toutes les voies d’accès au campus. En l’occurrence, elles ont empêché les pompiers d’accéder facilement au bâtiment en feu », nous a-t-il expliqué. Lumumba a souffert, comme de nombreux établissements
publics, des restrictions budgétaires consécutives à l’effondrement de l’Union soviétique, en 1992. De gros travaux ont été effectués en 1998 dans les facultés, de
l’autre côté de la rue Mikluho- Maklaya, mais les résidences universitaires n’en ont pas bénéficié.
Les étudiants se sont réunis en assemblée générale dès le 26 novembre pour réfléchir et coucher par écrit toutes leurs revendications sur les conditions de vie qui leur sont imposées. Ils ont notamment exigé du rectorat qu’il reconnaisse ses responsabilités et, par conséquent, s’engage à effectuer des travaux importants de réfection et de sécurisation dans tous les blocs du campus, qu’il dédommage financièrement les parents des victimes et fasse rapatrier les corps à ses frais. « L’université Lumumba ne doit pas être un établissement de seconde zone », a commenté Gabriel Kotchofa.

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