Taoufik Baccar

Si le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie insiste sur l’accélération de la réforme du secteur financier, il ne néglige pas pour autant le financement des entreprises, seules à même d’enrayer le chômage.

Publié le 31 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

Gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) depuis janvier 2004, Taoufik Baccar, 55 ans, dirige une institution dont la création remonte à 1958. Travailleur acharné, cet ancien ministre du Développement économique, puis des Finances, porte un regard d’expert sur l’évolution macroéconomique de son pays. S’il entend maintenir les grands objectifs monétaires et accélérer la réforme du secteur financier, il ne néglige pas pour autant les questions microéconomiques et le financement des entreprises, seules capables d’enrayer un chômage chronique.

Jeune Afrique/L’Intelligent : Vous avez récemment remis au président de la République le rapport annuel de la BCT. Comment s’est comportée l’économie en 2004 ?
Taoufik Baccar : Malgré un contexte mondial marqué par l’envolée des prix du pétrole, la volatilité du marché des changes et l’exacerbation de la concurrence internationale, l’économie tunisienne a affiché une évolution positive en 2004, avec des exportations en nette progression (+ 16,6 %). Fait remarquable, cette croissance s’est accompagnée d’une maîtrise des grands équilibres macroéconomiques et d’une évolution positive des indicateurs de développement social et humain.
J.A.I. : Quelles sont vos principales recommandations en ce qui concerne l’économie ou les perspectives de la politique monétaire ?
T.B. : D’abord, respecter scrupuleusement le programme national de maîtrise de l’énergie, compte tenu de la nouvelle donne pétrolière. Ensuite, moderniser notre industrie, dans le secteur textile en particulier, si nous voulons assurer sa survie après le démantèlement des accords multifibres… Il faut aussi renforcer le dynamisme du secteur touristique, impulser une économie du savoir, privilégier le secteur privé et les investissements directs étrangers. Donner en somme de la profondeur à l’action gouvernementale dans le cadre du programme tracé par le président Zine el-Abidine Ben Ali en 2004 et dont l’ambition vise à atteindre une croissance durable, structurellement saine, créatrice d’emplois et porteuse de bien-être social.
Concernant le volet monétaire et financier, nous allons poursuivre l’édification d’un système bancaire moderne et l’instauration graduelle de la convertibilité totale du dinar. En matière de taux de change, l’approche continuera à s’inscrire dans une logique empreinte de flexibilité et de prudence.
J.A.I. : Quels sont les effets de la hausse des cours du pétrole sur l’économie ?
T.B. : Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le déficit de la balance énergétique est passé de 424 millions de dinars en 2003 à 507 millions en 2004 (1 dinar = 0,62 euro). Fin août 2005, son montant a atteint 230 millions de dinars (pour les huit premiers mois de l’année). Il s’agit là du solde des échanges des produits énergétiques. La facture pour le budget de l’État est beaucoup plus élevée, puisque toute augmentation du baril de 1 dollar entraîne une charge additionnelle de 35 millions de dinars [les prévisions du budget 2005 sont basées sur un baril à 40 dollars, NDLR]. Pour y faire face, le gouvernement a déjà pris des mesures englobant, au-delà de l’ajustement des prix, un programme de maîtrise de la facture énergétique.
J.A.I. : Et l’impact de la déferlante chinoise sur les exportations de textile ?
T.B. : Dans ce secteur, depuis la levée des quotas le 1er janvier 2005 et la percée des produits chinois sur le marché mondial, nos exportations ont augmenté de 1,2 % à prix courant durant les huit premiers mois de l’année, contre 2,5 % au cours de la même période en 2004. Il s’agit là d’une baisse inquiétante. Pour la compenser, les pouvoirs publics misent sur la diversification de l’économie et renforcent d’autres secteurs susceptibles de générer de la croissance, comme les industries mécaniques et électriques, les industries agroalimentaires, les activités innovantes et les services à haute valeur ajoutée.
J.A.I. : Malgré une conjoncture difficile, la BCT a effectué cet été une sortie sur le marché financier international…
T.B. : La Tunisie a réussi sa dix-neuvième sortie sur les marchés financiers internationaux, conformément au schéma de financement prévu par le budget de l’État 2005. Pour la première fois, nous avons pu émettre un emprunt en euros avec une maturité de quinze ans – une première pour un pays d’Afrique et du Moyen-Orient – à l’instar des nouveaux membres de l’Union européenne. Ce prêt bénéficie d’un taux d’intérêt annuel de 4,50 % et d’un coût net de 4,607 %, alors que l’émission de 2004, qui portait sur 450 millions d’euros, était assortie d’un taux d’intérêt annuel de 4,75 % et d’un coût net de 4,825 %, avec une maturité de sept ans seulement. Cette réduction du coût de financement a créé un véritable appel d’air : plus de 122 investisseurs internationaux de haute qualité ont mis sur la table une somme plus de cinq fois supérieure aux 300 millions d’euros initialement annoncés au marché, mais les pouvoirs publics se sont limités à une modeste augmentation de 100 millions d’euros. Ils peuvent ainsi mieux gérer la dette extérieure et en réduire le service, ce qui constitue un sérieux avantage pour les autres agents économiques tunisiens.
J.A.I. : À propos de dette extérieure, la question du ratio revient régulièrement à l’ordre du jour…
T.B. : La question de l’endettement doit être traitée avec beaucoup de discernement. Contrairement à bien d’autres pays, la Tunisie n’a jamais rééchelonné sa dette ni bénéficié d’abandon ou de conversion de ses encours. Nous préférons recourir aux emprunts de façon mesurée, en privilégiant l’endettement concessionnel et à long terme. Cela étant, le ratio de la dette extérieure publique et privée, à moyen et à long terme, s’est stabilisé aux alentours de 52 % du PIB depuis 2002, effet de change inclus. Par ailleurs, et en dépit d’un contexte mondial difficile, le déficit courant est sous contrôle depuis 2002 et le service de la dette par rapport aux recettes courantes se situe dans une moyenne de 13 % à 14 %, ce qui ne constitue pas une forte pression sur les paiements extérieurs. Au-delà de ces données, ce qui importe le plus c’est l’utilisation judicieuse et efficace des fonds ainsi débloqués au service d’une politique de développement.
J.A.I. : On a assisté à un certain resserrement du crédit bancaire ces dernières années. Est-on sorti de cette crise ? Comment redonner du souffle aux investissements privés ?
T.B. : En 2004, les crédits à l’économie ont augmenté de 5,3 % et les réalisations au cours des sept premiers mois de l’année 2005 sont de bon augure, avec un taux de croissance de ces crédits de 4,2 %. On ne peut donc parler ni de crise ni de resserrement du crédit ; il s’agit plutôt d’un repositionnement de l’intervention des banques qui mettent davantage l’accent sur la qualité des projets à financer que sur le volume des crédits. D’ailleurs, les pouvoirs publics ont mis en oeuvre, ces dernières années, de nouveaux outils pour soutenir les secteurs économiques touchés par les chocs extérieurs et un ensemble de mesures financières et fiscales destinées à améliorer l’environnement des affaires et à encourager l’investissement privé.
J.A.I. : En 2005, la plupart des banques ont réalisé des bénéfices, mais n’ont pas distribué de dividendes sur instruction de la BCT. Pourquoi ?
T.B. : Cette option, qui découle d’un effort exceptionnel de provisionnement, s’inscrit dans une logique de consolidation des assises financières des banques. Elle participe d’une approche globale et cohérente qui vise à la fois la réduction du niveau des actifs accrochés [les impayés d’une manière générale, NDLR] et un meilleur provisionnement des risques s’y rapportant. Le taux de couverture des créances classées par les provisions est de 47 %, et nous nous proposons d’atteindre 70 % à l’horizon 2009.
J.A.I. : Précisément, où en est l’assainissement financier des banques, surtout en matière d’actifs accrochés et au regard des normes internationales ?
T.B. : La vaste réforme engagée dans le secteur bancaire se terminera en 2009, mais donne déjà des résultats. En un an, de juin 2004 à juin 2005, la part des prêts non performants a baissé de 1,7 point. Durant la même période, le taux de couverture des créances par les provisions et les agios réservés a augmenté de 4 points, passant de 43 % à 47 %. Par ailleurs, la part des créances classées (douteuses) nettes de provisions et agios réservés dans le total des engagements se situe aujourd’hui à 13,8 %, et cette proportion est sensiblement couverte par des garanties. La maîtrise accrue des risques, l’effort de capitalisation et la politique de distribution restrictive des dividendes ont infléchi vers le haut la courbe des indicateurs financiers. Fin juin 2005, le ratio de solvabilité des banques commerciales s’est ainsi établi à 11,6 %, bien au-dessus de la norme admise, qui est de 8 %.
J.A.I. : Que reste-t-il à faire sur ce plan ?
T.B. : Pour optimiser le rendement des banques, la BCT, qui mesure toute l’importance de la réforme, a programmé une série d’actions dans deux domaines clés, la gouvernance et la maîtrise des risques, ainsi qu’une meilleure qualité des prestations fournies. Il faut compter aussi sur l’amélioration attendue de l’environnement législatif et judiciaire du recouvrement des créances. Une nouvelle ère s’ouvrirait alors pour les banques. Dotées de structures saines, plus compétitives et aptes à répondre aux nouvelles exigences de l’accord de Bâle*, elles deviendraient un facteur décisif de croissance économique durable.
J.A.I. : Vous venez de privatiser la Banque du Sud. Est-ce à dire qu’il n’y aura plus de cession de parts du secteur bancaire public ?
T.B. : Désormais, l’actionnariat dans le secteur bancaire se répartit de la façon suivante : un tiers au secteur public (35 %) et les deux autres au secteur privé (65 %), dont près de la moitié détenue par des étrangers. Mais les privatisations ne sont pas seules en cause : les rapprochements interviennent aussi dans le processus de restructuration engagé. Et la transformation des banques de développement mixtes en banques universelles pourrait les inciter à se regrouper pour atteindre la taille critique nécessaire à la consolidation de leur positionnement sur le marché et au renforcement de leur compétitivité.
J.A.I. : Dans la perspective de la libéralisation des services dans le cadre de l’OMC, quelle place reviendra aux banques étrangères ?
T.B. : Leur présence dans le paysage tunisien n’est, à vrai dire, pas nouvelle. Aujourd’hui, plusieurs d’entre elles opèrent directement sur ce marché, notamment Citibank, BNP Paribas, Société générale, Arab Banking Corporation, Groupe Arab Bank, et le tandem Santander/Attijariwafa. L’extension de ce secteur peut revêtir plusieurs formes, mais les rapprochements et les partenariats avec les banques locales seront fortement encouragés. Cela dit, et indépendamment de l’organisation choisie, l’essentiel réside dans leur efficacité, dans la qualité de leur contribution au financement de l’économie.

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* La règle, dans l’accord de Bâle I de 1988, est que le ratio des fonds propres rapporté aux engagements de la banque (appelé ratio Cooke ou ratio de solvabilité) devra toujours être supérieur ou égal à 8 %. Avec la réforme de Bâle II, le ratio Cooke devient le ratio Mac Donough. L’exigence de fonds propres est maintenue à 8 %, mais son calcul est basé sur la notion de risque de crédit, de risque opérationnel et de risque de marché, ainsi que sur une surveillance constante.

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