Point Godwin au Moyen-Orient
L’escalade verbale entre Tel-Aviv et Ankara après le massacre par l’armée israélienne de 18 Palestiniens qui manifestaient pacifiquement à Gaza, le 30 mars, est significative de l’état du dialogue dans la région. Le Moyen-Orient aurait-il depuis atteint son point Godwin ?
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Laurent de Saint Perier
Laurent de Saint-Périer est journaliste spécialiste du Maghreb/Moyen-Orient, couvrant notamment la Syrie, l’Égypte et l’Iran. Il est aussi spécialiste du Gabon.
Publié le 23 avril 2018 Lecture : 3 minutes.
Tribune. Si le massacre par l’armée israélienne de dix-huit Palestiniens qui manifestaient pacifiquement à Gaza, le 30 mars, a suscité les condamnations prudentes des chancelleries occidentales, l’escalade verbale qu’il a entraînée entre Tel-Aviv et Ankara, pourtant alliés historiques, en dit long sur l’état du dialogue dans la région.
Le 1er avril, le président turc Recep Tayyip Erdogan interpellait ainsi le Premier ministre israélien : « Hé ! Netanyahou ! Tu es un occupant ! Et c’est en tant qu’occupant que tu es sur ces terres. En même temps, tu es un terroriste. » Réponse, dans la journée, du berger à la bergère : « Celui qui occupe Chypre du Nord, envahit la région kurde et extermine des civils à Afrine [dans le Nord-Ouest syrien] ne peut pas nous donner de leçons sur les valeurs et la morale. »
Le lendemain, la revue américaine The Atlantic publiait une interview, enregistrée avant le drame, du prince héritier saoudien Mohamed Ibn Salman, qui désigne un autre monstre universel : « À côté du Guide suprême iranien [Ali Khamenei], Hitler semble gentil. Hitler a tenté de conquérir l’Europe, le Guide suprême tente de conquérir le monde. »
Le sultan d’Ankara est passé maître dans l’art de dénoncer les totalitarismes, qualifiant l’Égyptien Sissi de tyran ou le Syrien Assad de virus
Le Moyen-Orient aurait-il depuis atteint son point Godwin, du nom du sociologue américain qui a défini ce moment du débat où le renvoi d’un interlocuteur à une référence nazie ou fasciste signe la fin de l’argumentation rationnelle et de l’échange tout court ?
Cible des critiques internationales pour son autoritarisme de plus en plus affirmé et confronté à l’échec de sa politique agressive en Syrie, le sultan d’Ankara est passé maître dans l’art de dénoncer les totalitarismes, qualifiant l’Égyptien Sissi de tyran, le Syrien Assad de virus, et même l’Allemagne et les Pays-Bas de nazis en 2017, quand ces deux États ont empêché des ministres turcs d’aller y faire campagne pour lui. Le 2 avril, Ibn Salman accusait à son tour Erdogan de faire partie d’un « triangle du mal » avec l’Iran et des groupes terroristes, et de vouloir recréer un « califat ottoman » de sinistre mémoire pour beaucoup au Moyen-Orient.
Une région peuplée de terroristes ?
Pour ces « hommes à poigne » se délivrant mutuellement des certificats en tyrannie, tout ce qui s’oppose relève du terrorisme. Les Palestiniens tués à Gaza pour Netanyahou, le sauveteur comme le jihadiste syriens pour Assad, Kurdes, gulénistes, pro-Assad, pro-Daesh pour Erdogan… En Égypte, le militant démocrate comme le partisan de l’islam politique sont indistinctement accusés de conspirer contre l’État et pourchassés.
À en croire les discours actuels des dirigeants moyen-orientaux, la région serait peuplée de terroristes et gouvernée par des tyrans diaboliques
En Irak, dominé par un pouvoir chiite, la forte minorité sunnite est l’objet de tous les soupçons, accusée d’avoir servi Daesh, quand, à Bahreïn, où une dynastie sunnite gouverne une majorité chiite, les opposants réclamant la fin des discriminations sont dénoncés comme une cinquième colonne iranienne, arrêtés et parfois déchus de leur nationalité. À Abou Dhabi et à Riyad, est terroriste tout ce qui se rapproche des Frères musulmans ou de l’Iran des mollahs.
À en croire les discours actuels des dirigeants moyen-orientaux, la région serait peuplée de terroristes et gouvernée par des tyrans diaboliques. Cette conclusion caricaturale ne reflèterait-elle pas, toutefois, la réalité de pouvoirs aujourd’hui terrorisés par leurs propres populations et qui se murent dans des logiques prétoriennes, voire fascisantes ?
Fascisation du pouvoir, une dynamique régionale
En Israël, où la liberté d’expression reste incomparablement plus élevée que dans le voisinage, des intellectuels influents n’hésitent plus à faire ouvertement la comparaison impensable. Le 17 février, l’historien spécialiste du fascisme Zeev Sternhell publiait dans Le Monde une tribune intitulée « En Israël pousse un racisme proche du nazisme à ses débuts ».
En août 2017, l’éminent Gideon Levy évoquait dans Haaretz les « Hébreux néonazis ». En juin de la même année, le professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem Ofer Cassif scandalisait en affirmant : « Ceux qui refusent de voir les points communs entre ce qui se passe en Israël, particulièrement ces deux dernières années, et dans l’Allemagne des années 1930 ont un problème et seront responsables de la situation à venir de notre État. »
Dénoncée de l’intérieur en Israël, la tendance à une fascisation du pouvoir y est à placer dans une dynamique régionale et n’est pas une radicalisation propre à l’État hébreu et à son évolution particulière. L’agonie du débat rationnel dans la région annonce-t-elle des lendemains qui tonnent ?
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