Le plafond de verre

Quel est donc cet obstacle invisible qui, même dans les pays développés, empêche encore les cadres féminins d’accéder à la direction des grandes entreprises ?

Publié le 31 octobre 2005 Lecture : 8 minutes.

Glass ceiling, ou le plafond de verre : l’expression fit son apparition dans le Wall Street Journal il y a une vingtaine d’années. Et elle a fait florès, tant elle est éloquente. Imaginez une femme bardée de diplômes, aussi travailleuse et compétente – sinon plus – que ses collègues masculins. Arrive un moment où, de promotion en promotion, elle peut commencer à apercevoir le top de l’entreprise où elle travaille. Elle peut l’apercevoir, mais quelque chose, un obstacle invisible, l’empêche d’y accéder : c’est le fameux plafond de verre.
Que ce plafond existe, il suffit de regarder autour de soi pour s’en convaincre. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ainsi, la Glass Ceiling Commission mise en place par le gouvernement américain il y a quelques années établit qu’en 1995, plus de 95 % des senior managers étaient des hommes. Et ce n’est pas une question de diplômes : plus de la moitié des masters décernés chaque année dans les universités américaines le sont à des jeunes femmes.
Mais il y a mieux (ou pis) : la Commission montre aussi que, dans les postes de direction, les femmes touchent un salaire qui ne représente que 68 % de celui de leurs collègues masculins. Tout travail mérite salaire, mais, au pays qui proclame fièrement l’equal opportunity, certains sont décidément plus égaux que d’autres.
Dix ans après, les choses ne semblent pas s’être améliorées. Pour ce qui est des salaires, les 68 % se sont péniblement hissés à 72 %, et, en ce qui concerne les top managers, on est passé de 5 % de femmes à 8 %. Et quand on examine le top du top, c’est-à-dire les DG ou les PDG, le chiffre est encore plus stupéfiant : de 0,7 % en 1998, on est passé à… 0,7 % en 2004. Ce n’est plus un plafond de verre, c’est du béton armé !
Le cas des États-Unis est complexe. D’un côté, c’est un pays de juridisme pointilleux où toutes les causes se gagnent en remontant, s’il le faut, à la Cour suprême : on aurait pu donc s’attendre à ce que les cours de justice eussent depuis longtemps brisé le plafond. Mais ce pays est aussi traversé par un courant profondément conservateur où la division traditionnelle des rôles entre le mari bread-winner (littéralement : « celui qui gagne le pain de la famille ») et l’épouse home-maker (« qui « fait » le home accueillant et douillet ») est loin d’avoir disparu. Il suffit pour s’en convaincre d’aller faire un tour dans certains États du Midwest ou du Sud.
Regardons donc du côté de l’Europe, réputée en pointe pour ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes. En fait, on n’y recense pas plus de 5 % de femmes parmi les cadres supérieurs d’entreprise. Il est vrai qu’on revient de loin. Aux Pays-Bas, il y a une génération à peine, toute femme qui se mariait devait obligatoirement cesser de travailler. Sur ce point, la loi y était à l’époque plus rétrograde que dans les pays arabes ! On n’en est plus là, mais le plafond de verre n’a pas pour autant disparu.
Pour y remédier, du moins à son niveau, l’université d’Amsterdam prit il y a quelques années une décision aussi spectaculaire que controversée : elle décida de recruter sept professeurs uniquement parmi des candidates. Hommes s’abstenir… On sait que ce genre de mesure – qui ressemble aux programmes d’affirmative action déjà en place outre-Atlantique – est à double tranchant. Toute femme recrutée selon cette procédure, même si elle la meilleure dans son domaine, portera toujours le stigmate du favoritisme. C’est pourquoi on trouve aux États-Unis, parmi les adversaires de l’affirmative action, des Noirs qui veulent entrer à l’université par la grande porte.
L’argument le plus souvent répété – qu’on peut trouver de mauvais goût – consiste à demander : voudriez-vous être opéré par un chirurgien qui a été admis en école de médecine par dérogation ? C’est évidemment un sophisme : admission ne vaut pas diplôme, et c’est surtout de cela qu’il s’agit. Les sept professeures – il faudra s’habituer à cette graphie – recrutées à Amsterdam sont des pédagogues dont la compétence ne souffre aucune discussion. Mais pourquoi fallait-il, pour les recruter, passer par cette procédure qu’on peut juger discriminatoire ? Pourquoi le système est-il ainsi fait qu’il faille le forcer à admettre au top-niveau des femmes qui ont toutes les compétences pour y accéder « naturellement » ?
La réponse, si réponse il y a, est complexe en ce qu’elle fait intervenir des facteurs sociologiques, naturels, religieux parfois et, surtout, parce qu’elle touche un domaine où libre choix et contraintes sociétales s’affrontent plus qu’ailleurs.
Libre choix : les femmes veulent-elles vraiment accéder aux plus hauts postes ? La question n’est pas aussi incongrue qu’il y paraît. Il n’est pas nécessaire de souscrire aux théories sociobiologiques d’E.O. Wilson et de ses épigones pour se demander si c’est vraiment par hasard qu’il existe des mâles alpha parmi les gorilles – ce sont en quelque sorte les top managers de la troupe – mais pas de femelles alpha. Après tout, notre matériel génétique est quasi identique à celui de nos sympathiques cousins… Et à supposer que certaines femmes tiennent à grimper en haut de l’échelle, sont-elles prêtes à y sacrifier leur vie de famille ? Pour faire carrière dans certaines majors du pétrole, il faut avoir passé quelques années sur une plate-forme d’exploitation, en pleine mer…
Les choses se compliquent quand on quitte le domaine de la statistique pour s’intéresser à des cas particuliers qui ne sont peut-être pas emblématiques mais n’en donnent pas moins à penser. Ainsi, il est de notoriété publique que Cherie Blair, l’épouse du Premier ministre britannique, gagne plus d’argent que lui. Bien que mère de quatre enfants, elle est devenue l’un des avocats les plus en vue du royaume grâce à son talent et à sa force de travail. Quelques mauvaises langues suggèrent d’ailleurs que Tony a bien eu raison de choisir la voie relativement facile de la politique, sinon, ce serait elle le bread-winner et lui le home-maker…
Autre cas : il y a quelques années, la presse londonienne rapportait avec étonnement que le courtier le mieux payé de la City était non seulement une femme mais, qui plus est, une mère de… cinq enfants ! Évidemment, avec ses millions de livres de bonus annuel, elle avait de quoi embaucher une armée de nourrices, de bonnes et de cuisiniers, mais tout de même. Cela dit, deux hirondelles ne font pas le printemps : aucune grande compagnie britannique n’a à ce jour été dirigée par une Anglaise. Les quelques rares exceptions ont été « importées » des… États-Unis.
Pour en revenir à l’aspect culturel du « plafond de verre », The Economist, qui y a récemment consacré une étude, rapporte avec un amusement qu’on espère navré l’anecdote d’une Japonaise ambitieuse qui avait l’habitude de s’enfermer dans les toilettes en fin de journée. Là, elle attendait que tous ses collègues masculins fussent rentrés chez eux pour revenir à son bureau et finir son travail, fût-ce jusqu’au petit matin. Le problème, en effet, c’est qu’il était considéré comme tout à fait inconvenable pour une Japonaise de rester au bureau après 5 heures de l’après-midi. Bien qu’entre-temps les choses aient évolué – l’anecdote date d’une vingtaine d’années -, est-il si sûr que les mentalités se soient réellement adaptées, sur ce point, au concept de l’égalité entre hommes et femmes ?
On note que Mme Nonaka dirige Sanyo Electric et que Mme Hayashi est le PDG d’une chaîne de supermarchés, mais, justement, tant que ces cas seront dignes d’être « notés » c’est que les choses n’auront pas vraiment changé, même si elles vont dans la bonne direction. Pour paraphraser Françoise Giroud, on pourra parler d’égalité le jour où même une femme sans grand talent pourra se retrouver PDG…
À ce propos, on peut se demander si la boutade de Giroud en est vraiment une. De quel talent particulier doit disposer un homme pour se retrouver au sommet de la hiérarchie ? Question éminemment complexe et à laquelle chaque gourou du management apporterait sans doute sa propre réponse en trois, sept ou dix points… En réalité, dans la pratique, quand on quitte la zone du cadre moyen pour se rapprocher de celle du cadre supérieur, on constate que la compétence technique joue un rôle moins important que les qualités personnelles (leadership, sens de la compétition, flair « politique », etc.). Cette évolution de la « compétence » explique, pour certains auteurs, l’apparition du plafond de verre : pour peu que le leadership devienne autoritarisme, que le sens de la compétition signifie qu’on joue des coudes pour éloigner ses rivaux, que le flair politique consiste à parier sur le bon cheval, alors les femmes seraient plus réticentes à entrer dans cet « univers impitoyable »… Quoi qu’on puisse penser de cette théorie, elle a le mérite de pouvoir être retournée à l’avantage du sexe dit faible.
Sans aller jusqu’à la remarque cynique de Hassan II accueillant une promotion de magistrats par ces mots : « plus il y aura de femmes parmi vous, moins il y aura de corruption », plusieurs grands patrons commencent à se demander si certaines qualités considérées comme féminines (intuition, sens du compromis et de la concertation, refus de prendre des risques inconsidérés) ne sont pas de nature à équilibrer les équipes dirigeantes. Comment leur donner tort quand on voit ce que des « qualités » exactement inverses ont produit chez Enron, Vivendi Universal ou World Com ?
Mais il y a plus. Les staffs des grandes compagnies se diversifient à mesure que la mondialisation s’étend. Le temps des conseils d’administration entièrement WASP (White Anglo-Saxon Protestant) est révolu aux États-Unis, et ses équivalents en Europe commencent aussi à prendre de la couleur. Comment s’en étonner quand la Chine représente 30 % du commerce mondial et que l’Inde produit plus d’ingénieurs que l’Amérique ? Or il serait pour le moins paradoxal que les boardrooms s’ouvrent aux enfants de Bangalore ou de Shanghai, mais pas aux femmes, qui représentent la moitié de la force de travail mondiale…
Pourtant, l’intérêt bien compris des entreprises ne conduira pas nécessairement à un bouleversement des habitudes. L’inertie des mentalités et la persistance de contraintes pratiques continueront d’entraver l’accès des femmes qui le veulent aux postes les plus élevés de l’entreprise. Sans doute faudra-t-il des mesures spécifiques pour redresser la balance. Par exemple, les femmes qui interrompent leur carrière pour faire des enfants ne devraient pas être pénalisées au moment où elles reviennent dans l’entreprise. Et celles qui souhaitent concilier un travail au plus haut niveau avec leur vie de famille devraient avoir droit à des horaires flexibles.
Tout cela suppose que le législateur prenne sérieusement les choses en main. À propos, combien y a-t-il de femmes députés ou sénateurs, en Europe ? Les pays nordiques, avec 40 %, ne sont pas loin de la parité, mais ailleurs le pourcentage ne dépasse pas 17 %, soit le niveau de… l’Afrique subsaharienne (16,5 %). De quoi relancer la réflexion sur le « plafond de verre »…

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