Ce que le Maghreb gagnerait à s’unir

Publié le 31 octobre 2005 Lecture : 6 minutes.

L’unité du Maghreb reste à ce jour une sorte de voeu pieux qui, à force d’être répété, a perdu toute crédibilité. Certes, dans leur lutte contre le colonialisme, les différents leaders nationalistes se sont apporté un soutien réciproque. Mais cette coordination, dont ils réalisaient l’importance stratégique et que certains ont voulu transformer en intégration, a vite avorté, car la puissance coloniale a immédiatement mesuré le danger que présentait une telle orientation contraire à ses intérêts.
Au lendemain des indépendances, chacun des cinq pays – Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie – a fait cavalier seul, l’idéologie, sur fond de guerre froide, ayant pris le pas sur toute coopération sérieuse et sincère. Le différend algéro-marocain en est la parfaite illustration.
Créée dans l’improvisation, dépourvue de tout but commun, l’Union du Maghreb arabe (UMA) a fait long feu. Un échec d’autant plus inévitable que sa constitution ne reposait pas sur l’adhésion et la participation consciente et volontaire des peuples. Aucun de ses promoteurs n’y a réellement cru. Ma génération et celles qui l’ont précédée avaient pourtant réussi à constituer « leur » Maghreb… au Quartier latin, à Paris, à travers, entre autres, l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna) : pour notre plus grande fierté, les liens d’amitié tissés à cette époque durent encore.
Aujourd’hui, le constat est amer : le Maghreb ne recouvre aucune réalité communautaire. Il n’existe pas pour ses 80 millions d’habitants, malgré un revenu annuel en devises qui, compte non tenu de la hausse actuelle du pétrole, s’élève à plus de 55 milliards de dollars. Il n’existe pas non plus pour ses partenaires économiques, et plus particulièrement l’Union européenne, qui a négocié des accords de libre-échange séparés avec trois de ses cinq pays.
Contre toute logique, les échanges intermaghrébins représentent moins de 3 % du commerce international de la zone, tandis que deux gazoducs acheminent le gaz algérien vers l’Europe. La circulation des capitaux se heurte à des obstacles souvent difficiles à surmonter, même dans les pays qui, comme le Maroc et la Tunisie, ont entamé de timides réformes de structure. Les investissements privés directs en direction du Maghreb ont doublé durant la dernière décennie, mais devraient quadrupler pour atteindre la moyenne des pays émergents. Par ailleurs, on évalue à près de 100 milliards de dollars le montant de l’épargne qui a déserté le Maghreb, tandis que ses ressortissants à l’étranger rapatrient chaque année plus de 6 milliards de dollars, soit plus de 10 % des revenus en devises ou encore 5 % du PNB global des cinq pays, ce qui permet à certains de combler le déficit de leur balance commerciale. À cela s’ajoute le coût de la course aux armements entre le Maroc et l’Algérie, estimé à trois points de croissance. Trois points qui non seulement offriraient un espoir à la jeunesse, mais contribueraient à éviter des désordres sociaux, donc un risque accru de dérives politiques et idéologiques.

Malgré ces conséquences désastreuses, chaque État tente de freiner la libéralisation des échanges et, par contrecoup, du jeu politique, sachant pertinemment qu’un ensemble plus vaste imposerait une législation commune. Or, tant que les dirigeants refuseront d’ouvrir les frontières à l’intérieur du Maghreb, ils interdiront tout élargissement du marché du travail à ces jeunes qui rêvent d’un emploi et qui, faute d’en trouver, se trouvent condamnés à vivre du marché noir ou à émigrer clandestinement. Et tant qu’ils n’adopteront pas une politique favorable aux investisseurs, nationaux ou étrangers, le taux de croissance restera faible et l’épargne s’exportera au lieu de contribuer au développement.
L’extraordinaire progrès scientifique et technologique qui caractérise notre époque n’a pu se produire que dans un contexte international où les frontières et les barrières protectionnistes ont disparu au profit de vastes regroupements régionaux. Au Nord, le principal partenaire du Maghreb, l’Union européenne, s’élargit et tente, malgré les difficultés, de se structurer sur le plan politique ; elle risque, à terme, de se tourner irrémédiablement vers l’Est et d’oublier le Sud si le « désordre » économique devait perdurer dans cette partie du monde, compte tenu des maigres résultats du processus de Barcelone.
Ces enjeux sont vitaux, car sans une vision de complémentarité, d’intégration et de solidarité et une politique économique adéquate, il est à craindre que le Maghreb ne serve, à terme, de déversoir pour les produits de ses partenaires, qui seuls tireraient profit de la levée des barrières douanières.
En revanche, l’intégration et la synergie régionales permettraient de :
– drainer les financements et les investissements extérieurs nécessaires à la mise à niveau des économies ;
– développer des pôles de recherche avec des moyens suffisants et des compétences élargies et regroupées ;
– renforcer la spécialisation et la synergie entre les pays en favorisant la création d’entreprises « transmaghrébines » de taille optimale, capables de constituer un noyau dur dans le secteur industriel et de faire face à la concurrence internationale ;
– se doter d’institutions financières de taille et de technicité suffisantes pour accompagner un réel développement ;
– accroître le pouvoir de négociation avec les ensembles régionaux, et particulièrement l’Union européenne ;
– maîtriser les conséquences de la mondialisation au lieu de les subir en réunissant les conditions favorables à la globalisation ;
– faciliter le développement social et humain, facteur de paix et de stabilité.

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Toute intégration régionale suppose un fonctionnement démocratique des institutions et une bonne gouvernance. Ce qui place les cinq pays du Maghreb devant un double défi : réussir la démocratisation réelle de leurs institutions grâce à une transition pluraliste et moderniser leurs structures économiques et sociales pour être en mesure de faire face à l’économie ouverte et à la mondialisation.
La situation actuelle représente une hypothèque lourde de conséquences pour l’avenir de ces pays et de leurs peuples. Il est temps que la société civile assume le rôle d’avant-garde qui lui incombe, se constitue en force de propositions et instaure une dynamique maghrébine nouvelle. Pour cela, elle ne peut agir que dans le cadre d’organisations non gouvernementales intermaghrébines, où hommes et femmes auront à coeur de défendre l’épanouissement culturel et le progrès social. Pour commencer, il faudrait :
– inventorier et analyser les conséquences de l’inexistence du Maghreb sur les politiques économiques et sociales des pays, en mettant en évidence les pertes et déficiences qu’elle entraîne pour les peuples ;
– identifier les aspects négatifs qu’elle implique pour ses partenaires, et en particulier l’Union européenne ;
– évaluer ensuite les potentialités que suscite la création d’un espace régional en s’appuyant sur les expériences réussies ailleurs et les écueils rencontrés ;
– élaborer des recommandations pour relancer le processus, une sorte de feuille de route pour la construction du Maghreb dont le premier chantier serait la création d’un organe maghrébin pour la jeunesse, à l’instar de l’Office franco-allemand pour la jeunesse.

Un tel travail constituerait un puissant moteur et une base de réflexion qui inciterait les dirigeants à résoudre leurs conflits dans une optique régionale, à ouvrir leurs frontières et à prendre le chemin de la construction maghrébine. Cette même dynamique pourrait faire sortir les associations maghrébines existantes (avocats, ingénieurs…) de leur léthargie.
Une telle intégration ne se décrète pas, elle se construit patiemment à travers la mise en place de moyens adéquats, et notamment d’institutions dont le fonctionnement ne saurait être perturbé par un quelconque différend entre États. C’est la clé du développement économique et social qui permettra une croissance durable, créatrice d’emplois, et la réduction de la pauvreté. La réalisation du Grand Maghreb est inéluctable. Tout retard pris dans l’élaboration de cet espace communautaire incombe aux gouvernants : eux seuls en assumeront la responsabilité devant l’Histoire.

* D’origine marocaine, Abdelhafid Amazirh, après avoir dirigé une banque anglo-américaine à Paris, est aujourd’hui commissaire aux comptes et président du cabinet Inter Control, spécialisé dans le consulting des banques.

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