À l’est d’Oujda, rien de nouveau

Même si elle profite largement de la contrebande, la capitale de la province marocaine de l’Oriental est lasse d’attendre une hypothétique réouverture de la frontière avec l’Algérie voisine.

Publié le 1 octobre 2007 Lecture : 6 minutes.

Il est assis au bord de la route, sur un cageot en plastique. Dans l’olivier à côté, pour accrocher les regards, il a suspendu un bidon d’huile. Sabri attend le client. Lorsqu’un automobiliste s’arrête, le jeune homme égrène ses tarifs de façon mécanique : 135 dirhams (DH ; 12 euros) pour un bidon d’essence de 30 l, 20 DH pour 5 l. Prix fermes et non négociables. L’affaire conclue, il disparaît derrière une rangée d’arbres, puis, quelques instants plus tard, revient avec la précieuse marchandise chargée sur une brouette. Le client servi, il retourne à son cageot
Du matin au soir, une noria de voitures défile devant son « magasin » clandestin. Ravi, Sabri ne se plaint ni de la poussière ni de la chaleur écrasante. Encore moins des gendarmes qui peuvent débarquer à tout moment pour saisir sa marchandise. « L’essence vient d’Algérie, confie-t-il fièrement. Là-bas, elle ne coûte rien. Pour faire des économies, les Marocains préfèrent s’approvisionner chez les vendeurs à la sauvette. Non seulement le carburant y est de bonne qualité, mais il leur revient nettement moins cher [10,5 DH le litre dans une station-service, NDLR]. Mon frère, pourquoi ne pourrions-nous, nous aussi, profiter de la manne pétrolière ? Nous sommes dans l’Union du Maghreb arabe, non ? » Bienvenue à Oujda, l’eldorado de la contrebande.
L’essence n’est pas la seule à traverser clandestinement la frontière. Lait, sucre, huile, savon, yaourts, limonade, médicaments, vêtements, matériaux de construction et pièces détachées sont dans le même cas. Les magasins et les souks d’Oujda, mais aussi de Nador, de Berkane et de toutes les bourgades environnantes en sont littéralement inondés. Curiosité : on trouve même à Oujda l’enseigne Souk el-Fellah, du nom de la défunte chaîne algérienne de magasins d’État, disparue de l’autre côté de la frontière il y a plus de quinze ans !

De jour comme de nuit, à dos d’âne ou de mulet, en brouette, en mobylette ou à bord de camionnettes bâchées, des centaines de passeurs, telle une colonie de fourmis, font la navette entre les deux pays pour importer et exporter des tonnes de marchandises. Sabri avoue s’approvisionner chez un grossiste d’Oujda qui se rend régulièrement à Maghnia, à une vingtaine de kilomètres de là mais en territoire algérien, pour faire le plein d’essence ou de gasoil. La marchandise est ensuite écoulée, au bord des routes, au vu et au su de la police et de la gendarmerie. Bien sûr, il arrive que des opérations policières soient déclenchées contre les trafiquants, mais les stocks de carburant saisis ne sont qu’une goutte d’eau dans la mer de la contrebande. « Mis à part les dirigeants, tout le monde ici roule algérien », rigole Sabri. Conséquence : une bonne dizaine de stations-service (sur une trentaine) ont déjà mis la clé sous la porte, écrasées par la concurrence déloyale de « la mafia du bidoune » (bidon).
« Beaucoup de monde trouve son compte dans ce trafic, commente Mounir, patron d’un hôtel d’Oujda. Les trafiquants, bien sûr, mais aussi certains commerçants et quelques responsables marocains et algériens qui, en échange d’une bonne tchipa (bakchich), ferment les yeux. Quant à l’Oujdi moyen, il est trop heureux de pouvoir se procurer des produits bon marché. »
De fait, un réfrigérateur importé frauduleusement coûte 4 700 DH, soit presque deux fois moins qu’en magasin. Et une boîte de fromage en portions made in Algeria, 15 DH, contre 18 DH pour un produit marocain comparable. À Oujda comme dans certaines villes algériennes proches de la frontière, le trabendo nourrit des milliers de familles et a permis à certains d’amasser des fortunes colossales. La chambre de commerce locale estime le montant des revenus de la contrebande à 6,2 milliards de DH (551 millions d’euros).

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Officiellement, la frontière est fermée depuis 1994, ce qui fait beaucoup rire Ali, un photographe. « Seul le poste de Zouj Beghal » [« les deux mulets »] est réellement hermétique, explique-t-il. Il y a des douaniers de faction en permanence. Des barrières métalliques, des fûts et des blocs de béton barrent la route. Mais, partout ailleurs, la frontière est une passoire. » Il n’a pas tort. À quelques centaines de mètres du poste, la voie est libre. N’importe qui va et vient à sa guise.
Chauffeur de taxi à Oujda, Djalal est un habitué des traversées clandestines. Pour rendre visite à des proches installés à Oran, il s’offre les services d’un passeur. À 100 DH (8,90 euros) le voyage, il aurait tort de s’en priver. « Si je ne joue pas les clandestins, il me faut aller à Casablanca, puis prendre l’avion : trop compliqué, trop cher Même s’ils se mettent à nous tirer dessus ou installent des barbelés électrifiés, on creusera des tunnels pour passer de l’autre côté ! »
En 1989, la réouverture de la frontière après une brouille de plus de dix ans pour cause d’affaire du Sahara occidental fut une aubaine dont Algériens et Marocains se souviennent avec nostalgie. À Oujda, la libre circulation des personnes et des biens entre les deux pays permit à des milliers de familles séparées de se retrouver. Et à l’économie régionale de décoller. Du jour au lendemain, l’Oriental et, au-delà, l’ensemble du royaume furent envahis par des milliers d’Algériens venus faire du shopping. Au cours des mois suivants, hôtels, restaurants et parcs de loisirs sortirent de terre comme des champignons.
En août 1994, patatras. Après l’attentat contre l’hôtel Atlas Asni de Marrakech, dans lequel deux touristes espagnols trouvent la mort, les autorités marocaines, qui soupçonnent, à tort, les services algériens d’avoir instrumentalisé les terroristes, décident de rétablir le visa pour les visiteurs en provenance du pays voisin. Alger réplique en fermant ses frontières, rouvertes unilatéralement par Rabat. On en est toujours là.
« Bien sûr que nous souhaitons tous que Bouteflika, qui est un enfant d’Oujda [le président, dont la famille est originaire de Tlemcen, est bel et bien né au Maroc, NDLR], revienne à la raison et rouvre la frontière. Mais depuis le temps que nous attendons, nous avons fini par regarder ailleurs », confie Ali Farroukhi, journaliste au quotidien Aujourd’hui le Maroc. Ailleurs, c’est-à-dire non plus vers l’est, mais vers l’ouest et le nord. « Nous avons longtemps misé sur la proximité de la région avec l’Algérie pour assurer sa prospérité, analyse Driss, un homme d’affaires installé aux Pays-Bas. Ce fut peut-être une erreur. Désormais, nous ne comptons plus sur l’argent des Algériens. »
Longtemps délaissée par Hassan II, qui ne s’y rendait que très rarement, la région bénéficie aujourd’hui de l’attention soutenue de son fils et successeur. Depuis son accession au trône, en juillet 1999, Mohammed VI s’y est rendu pas moins d’une douzaine de fois. En mars 2003, un programme de grands travaux d’un montant de 94 milliards de DH a été lancé. Une immense station balnéaire devrait notamment voir le jour en 2008, à Saïdia, à 60 km d’Oujda, sur le littoral méditerranéen. La capitale régionale bénéficie pour sa part d’un plan de « mise à niveau » de plus de 113 millions d’euros dont les résultats sont déjà visibles. Réfection des trottoirs et des rues, aménagement d’espaces verts, construction d’immeubles en verre et acier, rénovation de l’ancienne médina : la ville se modernise à toute allure. Un nouvel aéroport est en construction et de nouvelles liaisons aériennes avec l’Europe sont assurées.
Confirmation du désenclavement progressif de la région, Oujda a organisé, du 19 au 21 juillet, un Festival international de raï, avec le Franco-Algérien Khaled en vedette. Le concert de clôture a attiré plus de 150 000 spectateurs. « Les Algériens n’ont pas le monopole du raï. Nous aussi nous savons organiser de grands festivals avec de grandes vedettes », s’amuse Souad, l’une des organisatrices. « Si la frontière avait été ouverte, estime un musicien marocain, des milliers d’Oranais auraient sans nul doute assisté au festival. Ils auraient pu venir le matin et rentrer chez eux le soir. Mais tant que le poste de Zouj Beghal reste fermé »

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