Le grand nettoyage

La région à cheval sur la Birmanie, la Thaïlande et le Laos ne produit plus que 5 % de l’héroïne vendue à travers le monde.

Publié le 1 octobre 2007 Lecture : 6 minutes.

Champs de pavot colorés, mafia corse et guerre secrète de la CIA : à Banna Sala, au Laos, tous les ingrédients de l’atmosphère du Triangle d’or planent dans l’air comme la brume matinale sur la jungle des montagnes. Mais la réalité est plus prosaïque.
Après s’être taillé pendant des années la part du lion dans la production mondiale d’opium, le Triangle d’or n’est plus qu’un « petit acteur » dans le secteur. Il y a trente ans, la région à cheval sur la Birmanie (Myanmar), la Thaïlande et le Laos produisait plus de 70 % de l’opium vendu à travers le monde, dont la majeure partie était transformée en héroïne. Aujourd’hui, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), ce chiffre a été ramené à 5 %. « Le mythe survivra peut-être pour faire le bonheur des romanciers futurs, sourit Antonio Maria Costa, le directeur de l’ONUDC. Mais selon nous, la production d’opium tend rapidement vers zéro. »

De fait, d’après les images satellites sur lesquelles se fonde l’ONUDC, le Triangle d’or a été éclipsé par le Croissant d’or, une aire de culture du pavot centrée sur l’Afghanistan, qui représente désormais 92 % de la production mondiale. Une production qui a quasiment doublé en moins de vingt ans : les récoltes de pavot dans les vallées fertiles du sud de l’Afghanistan sont en moyenne quatre fois plus importantes que celles des hauts plateaux d’Asie du Sud-Est.
Mais l’aspect le plus frappant du déclin du Triangle d’or est peut-être le rôle joué par la Chine, qui a fait pression pour la disparition de la culture du pavot dans la région. Il y a trente ans, l’héroïne du Triangle d’or inondait les rues des États-Unis. Les autorités américaines ont alors pris la tête de la lutte antidrogue. Aujourd’hui, la Chine est l’un des plus gros marchés. Une situation qui a provoqué de nombreux maux, comme l’envolée du nombre de personnes infectées par le virus du sida, celui-ci se propageant par le partage des seringues usagées.
En partie sous la pression de Pékin, la zone birmane qui s’étend le long de la frontière chinoise (et qui a déjà été responsable de 30 % de la production nationale) a été déclarée l’année dernière « zone sans opium » par l’ONU. Les autorités locales, issues de l’ethnie wa et jouissant d’une certaine autonomie par rapport au gouvernement central, ont banni le pavot pour bénéficier des investissements chinois dans les plantations de canne à sucre, de caoutchouc, de thé, ainsi que dans les casinos et dans d’autres affaires. « On a sous-estimé le rôle de la Chine, déclare Martin Jelsma, un chercheur néerlandais qui a beaucoup étudié le trafic de drogue en Asie. Son premier atout est économique : les zones frontalières sont maintenant bien plus intégrées à la Chine qu’au reste de la Birmanie. Les autorités locales ont bien compris que la coopération avec Pékin était nécessaire pour attirer ses investissements. »

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Selon Maria Costa, il devrait y avoir une légère augmentation de la culture de l’opium en Birmanie pour l’année 2007, mais pas suffisamment pour remettre en cause son déclin spectaculaire de 80 % au cours la décennie passée. L’opium a longtemps été utilisé par des groupes armés pour le financement des guerres civiles dans le Triangle d’or, en particulier celles menées par les ethnies birmanes contre leur gouvernement ou par les rebelles laotiens hmongs, alliés à la CIA pendant la « guerre secrète » contre les communistes durant les années 1960 et 1970.
Mais, récemment, certains groupes qui avaient toléré ou encouragé la production d’opium dans la région font désormais campagne pour la destruction des cultures de pavot. Une faction de l’Armée de la nation shan a pris la tête de l’effort d’éradication. Kon Jern, un commandant militaire de ce groupe rebelle, établi au nord de la Thaïlande à la frontière de la Birmanie, fait maintenant la guerre à l’opium parce que celui-ci profite aux milices gouvernementales et aux fonctionnaires corrompus. « Ils vendent la drogue, s’achètent des armes et les utilisent pour nous attaquer », a-t-il affirmé dans une interview. Selon l’ONU, c’est le gouvernement birman qui mène l’éradication de l’opium en pays shan, où est concentré l’essentiel de la production nationale. Face aux experts qui contestent l’ampleur du recul de l’opium en Birmanie, l’ambassade américaine estime qu’il n’y a pas de raison de mettre en doute les statistiques de l’ONU.
Au Laos, où la situation politique est plus stable, le gouvernement a commencé à réprimer les stupéfiants dès les années 1990, en partie parce que les élites laotiennes se sont rendu compte que leurs propres enfants étaient exposés au fléau. « Il y a eu un déclic quand ils ont commencé à voir la drogue s’attaquer aux communautés urbaines, quand leurs propres familles ont été affectées », explique Leik Boonwaat, représentant de l’ONUDC au Laos, où il a passé treize ans à lutter contre les problèmes de drogue. Selon lui, « l’opium n’a jamais vraiment profité aux personnes qui le produisent, c’est surtout le crime organisé qui en tire profit ». Depuis 1998, la superficie des terres consacrées à la culture du pavot a chuté de 94 % au Laos. Le pays en possède si peu qu’il se pourrait même, selon l’ONU, qu’il soit devenu un importateur net d’opium.
Si ce déclin se poursuit, la disparition de l’opium des jungles des hauts plateaux d’Asie du Sud-Est serait une grande victoire dans la lutte contre la drogue. Mais le succès ne sera durable que si les paysans trouvent d’autres cultures pour subvenir aux besoins de leurs familles. « Ils souffrent réellement de l’interdiction de l’opium, qui a été imposée sans aucune alternative », observe Pierre-Arnaud Chouvy, un spécialiste de l’opium au CNRS à Paris, qui vient souvent dans la région. La Thaïlande, dit-il, a mis trente ans à détourner les paysans de l’économie illicite. Une transition soutenue par la famille royale thaïlandaise, qui a encouragé les ethnies vivant en altitude à profiter du climat plus froid pour produire le café, les noix de macadamia et les légumes verts dont manquent les régions basses et chaudes qui couvrent la majorité du pays. « Au Laos et en Birmanie, reprend Chouvy, nous avons observé une baisse très rapide de la production d’opium. Mais cela va-t-il durer ? »

Il y a quatre ans, à Banna Sala, village isolé peuplé de quelques centaines de Hmongs, les paysans cultivaient le pavot en toute impunité. Tongpoh Singya, 80 ans, qui a produit de l’opium toute sa vie, avait un champ de pavot à quelques pas de sa maison au toit de chaume. « Un jour, la police est arrivée, raconte-t-il. Le gouvernement est venu et a détruit mes cultures. Ils ont dit que c’était illégal, que l’opium était mauvais pour le pays, rendait les gens qui en fumaient misérables, et que j’irais en prison si je continuais à en faire pousser. »
Au Laos, jusqu’en 1996, la consommation privée d’opium était légale. Et il y a encore trois ans, de nombreux champs de pavot fleurissaient le long des routes bitumées et d’accès facile pour les autorités. Tongpoh assure qu’il n’a pas l’intention de reprendre ses cultures d’autrefois. Mais sa belle-fille, Jeryeh Singya, 34 ans, s’interroge, et son attitude illustre très bien la précarité du déclin de l’opium. « Ils m’ont empêchée de cultiver du pavot, donc je n’ai pas l’argent pour envoyer mes enfants à l’école », explique-t-elle. L’opium, qui, avant l’interdiction, était vendu au marché aux légumes voisin, représentait une source de revenus qui lui permettait, par le troc, de se procurer du savon, du sel ou des habits. « Si on me laisse faire, j’en cultiverai », assure-t-elle.
Kon, le commandant rebelle, confirme que les paysans ont du mal à se tourner vers d’autres cultures. « Je m’inquiète pour les producteurs d’opium, dit-il. S’ils font d’autres cultures, personne ne viendra acheter leurs produits : la circulation est trop difficile. » Quant aux experts des Nations unies, ils sont unanimes : isolés et dispersés, les villages qui vivent de l’opium ont besoin d’aide et d’investissements nombreux et variés – meilleures routes, écoles et centres de soins – si l’on veut qu’ils se reconvertissent durablement.

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