Fellag, éclats de lire

Cinéma, théâtre, littérature : l’artiste algérien, qui sort un nouveau livre, passe d’un genre à un autre avec aisance. Et avec le même succès.

Publié le 1 octobre 2007 Lecture : 6 minutes.

Il ne voit pas d’inconvénient à ce que l’entretien se déroule dans un bistro parisien. « Au contraire, j’y serai à l’aise. En Algérie, j’écrivais mes sketches dans les bars et dans les cafés. C’est dans ces endroits bruyants qui respirent la sueur, l’odeur du café, de l’alcool et du tabac que je trouvais mon inspiration. » Va donc pour un bistro du 5e arrondissement de Paris pour une rencontre avec l’humoriste algérien Mohamed Fellag.
D’emblée, l’homme nous avertit que son temps est compté. Entre la promotion du film L’Ennemi intime – qui sort le 3 octobre (lire p. 106) – dans lequel il joue le rôle d’un maquisard algérien victime d’une « corvée de bois » (une exécution sommaire en dehors des enceintes militaires), l’écriture d’un sketch pour un jeune comédien, l’adaptation au cinéma de son livre Rue des petites daurades (J.-C. Lattès, 2001) et les séances de dédicace de son nouveau roman L’Allumeur de rêves berbères, l’agenda de Fellag est très chargé. « À ce rythme, il faudrait que j’embauche une secrétaire à plein temps », lâche-t-il pour donner le ton.
Cinéma, théâtre et littérature : Fellag passe d’une activité à une autre avec aisance et avec la même réussite. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour chez Lattès, sa maison d’édition, où l’on observe avec satisfaction les courbes des chiffres de ventes. Trois semaines après la sortie de L’Allumeur, 20 000 exemplaires ont été vendus.
Soit. Mais de quoi parle donc ce livre qui a déjà séduit des milliers de lecteurs ? De l’Algérie. Même si l’histoire aurait très bien pu se dérouler ailleurs. « L’idée m’en est venue durant la canicule qui a sévi en France en 2003, explique l’auteur. À l’époque, une chaîne française avait diffusé un reportage sur un village de Meurthe-et-Moselle où l’eau était rationnée. Fatalement, la vie s’est organisée autour de deux éléments : la chaleur et l’eau. Cet épisode m’a rappelé les pénuries d’eau en Algérie. J’ai donc décidé de construire le roman autour de ce thème. En Algérie, l’eau n’est pas rationnée seulement l’été, mais pendant les douze mois de l’année. »
Le décor du livre est planté. Nous sommes dans une cité populeuse d’Alger au début des années 1990. Depuis l’arrêt du processus électoral qui a vu la victoire des islamistes aux élections législatives de décembre 1991, le pays est plongé dans la guerre civile. Tétanisés, les Algérois rasent les murs, s’épient, se barricadent chez eux. La ville ne sort de sa torpeur qu’à 3 heures du matin, lorsque l’eau coule enfin des robinets. À cet instant, hommes et femmes se parlent enfin, rient et communiquent.

C’est dans cette ville frappée par la sinistrose que la vie de Zakaria, un ancien écrivain thuriféraire du régime socialiste, vire au cauchemar le jour où il reçoit une lettre de menaces de mort. À la vue de la petite enveloppe accompagnée de versets coraniques, d’un morceau de savon et d’un petit bout de linge blanc – ces sinistres accessoires mortuaires que les terroristes avaient pour habitude d’expédier à leurs victimes -, le sang de l’écrivaillon se glace de terreur. Terré dans son appartement, Zakaria boit vin et bière par hectolitres. Comme pour l’accabler davantage, sa femme le quitte, avant de mourir d’une rupture d’anévrisme. Ses deux enfants ne vont pas mieux. Le tenant pour responsable de la mort de leur mère, ils s’éloignent de lui avant de fuir définitivement le pays.
Obligé à vivre comme un reclus, Zakaria se met en tête d’écrire un roman. Ça sera le roman de sa vie ratée d’alcoolique. Cette descente aux enfers dans une cité glauque d’Alger offre à l’auteur l’occasion de croquer une galerie de personnages aussi déjantés qu’attachants. À commencer par Malika, la pute au grand cur, qui met un point d’honneur à ne jamais recevoir ses clients dans son appartement pour ne pas choquer la pudeur locale. Belle, libre et excentrique, Malika partage argent, alcool et café raffiné avec ses amis et dispense, sans distinction, ses conseils à tous les gens de la cité. Il y a aussi Rose, la pied-noire que tout le monde appelle « Madame ». Obstétricienne à la retraite, cette femme juive a passé sa vie à faire accoucher autant de musulmanes qu’elle a de cheveux sur la tête. Enfin, il y a Aziz, l’ancien prothésiste dentaire, qui s’est fait virer de la clinique militaire pour avoir volé des détonateurs. Devenu une sorte de professeur Tournesol, il rêve de confectionner un alambic capable de fabriquer de l’alcool à partir de dattes, de coings, de raisin, de poires et de grenades. Grâce à sa future machine, baptisée « Rêves berbères », il ambitionne de transformer la cave de l’immeuble en bistrot.

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On apprécie Fellag le saltimbanque, dont l’humour au vitriol est capable de faire rire un Danois, même quand il déclame son spectacle en kabyle. On apprécie Fellag le romancier. Son aptitude à nous arracher des sourires, alors même qu’il met en situation des tragédies humaines, fait de la lecture de L’Allumeur un exercice jubilatoire.
« Pendant que j’écrivais, je n’ai pas cessé de penser aux Désaxés d’Arthur Miller, confesse Fellag. Dans leur univers algérois, Zakaria, Aziz ainsi que tous les autres personnages sont des déséquilibrés, des fous. » L’auteur aurait pu sombrer dans le pathos. Bien au contraire, il a choisi le parti pris du rire pour exorciser les démons de la décennie noire. « Pour les Algériens, la dérision est une sorte de catharsis qui leur permet jusqu’à aujourd’hui de sublimer un quotidien triste et monotone. »
Le rire, voilà une thérapie dont Fellag conseille d’user et même d’abuser. Enfant du théâtre, ce natif de Kabylie devient une star à la fin des années 1980 lorsqu’il monte sur scène pour jouer Cocktail Khorotov, une satire qui éreinte la censure pratiquée par l’ENTV, la télévision d’État. Suivra Babor l’Australie, du nom de ce mythique bateau australien qui devait accoster à Alger pour embarquer les Algériens vers le pays du kangourou où les attendaient travail, logement et belles femmes. Le succès est immédiat. Assoiffés de liberté, les Algériens découvrent avec ravissement cet humoriste qui ose parler de sexe sans tabou, raille les islamistes, flingue la sécurité militaire et qui, par-dessus tout, s’exprime dans une langue qu’ils comprennent au quart de tour. On dit que les Algériens sont des analphabètes trilingues. Pour se faire comprendre, Fellag passe de l’arabe au français et au kabyle comme on passe du coq à l’âne.

Au début des années 1990, la violence plonge le pays dans la terreur. Menacés d’extinction, les cerveaux quittent le pays par cargaisons entières. « Les islamistes nous invitaient à choisir entre la valise et le cercueil. Pour ma part, j’ai choisi de prendre ma valise. De toute façon, je n’avais plus le goût à remonter sur scène. Le pouvoir du rire n’étant plus en mesure d’inverser la situation, il fallait choisir entre l’exil ou la mort. »
En France, Fellag recommence une nouvelle vie. Il monte sur scène et parvient à se faire un nom. Sa notoriété l’ayant mis à l’abri des besoins financiers, il s’adonne à l’écriture de romans, fait des apparitions au cinéma et écrit pour les autres. « Ce n’est pas de la boulimie, précise-t-il, mais j’ai des envies organisées. En France, j’ai le luxe de pouvoir faire plusieurs choses à la fois. »
Aimerait-il remonter sur scène en Algérie ? Il répond sans ambages : « Là-bas, on doit penser que je suis un comique périmé, un dépassé, bref un has-been. Depuis mon départ en 1994, l’Algérie a tellement changé que je ne suis pas sûr de pouvoir faire rire encore les Algériens. »

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