Deux poids, deux mesures

Publié le 1 octobre 2007 Lecture : 5 minutes.

Lorsque vous lirez ces lignes, les projecteurs de l’actualité seront encore braqués sur deux points chauds du globe :
– Le Myanmar (ex-Birmanie), dont la population (50 millions de personnes) tente désespérément, car sans aide extérieure digne de ce nom, de secouer le joug d’une dictature militaire aussi stupide que brutale, en place depuis près de vingt ans (lire p. 12-13 le portrait du chef de la junte, Than Shwe, par François Soudan).
– L’Iran, au sujet duquel des hommes politiques responsables parlent le plus tranquillement du monde de le « bombarder » ou de lancer contre lui une « guerre » pour l’empêcher d’accéder au nucléaire militaire.
Notre confrère Le Monde en est venu à poser la question : « Bush attaquera-t-il l’Iran ? » Le quotidien français rapporte qu’à Washington, au cours d’un dîner récent rassemblant des observateurs bien informés, seize convives sur dix-huit, dont Zbigniew Brzezinski, ont prédit que les États-Unis (de Bush) et Israël (d’Olmert et Barak) bombarderont l’Iran dans les toutes prochaines semaines, tandis que deux seulement, dont Brent Scowcroft, ont parié le contraire
C’est dire si la perspective d’une telle guerre est considérée comme sérieuse, voire probable.

Ces deux points chauds ont ceci en commun qu’ils illustrent à merveille le « deux poids, deux mesures » libéralement pratiqué par trop de dirigeants euro-américains à l’endroit du reste du monde.
Détenteurs de la puissance politique, militaire, financière, technologique et médiatique, grisés par cette puissance, ils en arrivent à perdre le sens des proportions.
Parlant au nom de l’Occident dont ils ternissent l’image, parangons autoproclamés de la vertu, de tels dirigeants traitent les problèmes et les hommes des autres pays avec la plus grande subjectivité, sans se soucier le moins du monde des susceptibilités qu’ils blessent parfois à mort.
Regardons comment les plus bruyants de ceux qui parlent et agissent au nom de l’Occident ont géré deux dossiers parmi les plus importants.

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I. Le nom de Myanmar – imposé par la junte – n’étant pas entré dans le vocabulaire, nous utiliserons dans cet article celui, plus connu, de Birmanie pour comparer ce pays, son évolution et la manière dont il est traité au Zimbabwe de Robert Mugabe.
La dictature birmane est militaire (il n’y en a plus d’autre de ce type dans le monde) : une junte gouverne le pays directement depuis près de vingt ans ; la dizaine de généraux qui la composent ont tué plusieurs milliers d’hommes et de femmes ; ils continuent de tuer, ils emprisonnent à tour de bras et ne tolèrent aucune opposition.
Celle qu’ils ont bâillonnée est pourtant unie autour d’un Prix Nobel de la Paix, Aung San Suu Kyi, assignée à résidence depuis près de dix ans.
Ni l’ONU, qui négocie avec les dictateurs depuis plusieurs années (dans des conditions humiliantes pour elle), ni les États-Unis, les plus opposés à la dictature birmane, ni le Royaume-Uni, ex-puissance coloniale, ni la Chine, protectrice (avec la Russie) du régime – elles sont allées jusqu’à opposer leur veto à une résolution de l’ONU qui se proposait de le condamner -, n’ont obtenu des généraux qu’ils lâchent du lest.
La compagnie pétrolière (française) Total a investi 1 milliard de dollars pour exploiter le gaz birman et nul ne lui reproche de permettre à la dictature de durer en lui fournissant de confortables royalties.

Comparons au Zimbabwe : l’opposition à Mugabe est désunie, et même déconsidérée, mais parvient à s’exprimer et à négocier avec le gouvernement les modalités des prochaines élections, ainsi que de possibles modifications de la Constitution.
Le dictateur Mugabe a ruiné l’économie de son pays, mais n’a (presque) pas tué d’opposants et n’en a pas beaucoup emprisonné.
« L’Occident » vitupère contre les généraux birmans, mais négocie avec eux, les ménage, tandis qu’il sanctionne Mugabe, le boycotte, refuse même de lui parler, sauf pour l’insulter publiquement et l’humilier.
Il dénie aux Africains ce qu’il a consenti à la Chine : le droit et la capacité de régler le problème en douceur.
Et comprend mal que l’Afrique du Sud, irréprochable démocratie, refuse de se joindre à la curée, préférant tenter de ramener le vieux dictateur à la raison (non sans quelques résultats)
Deux poids, deux mesures

II. L’exemple de l’Iran est tout aussi édifiant.
Les « Occidentaux », qui viennent, à New York, de traiter son président comme s’il était un palefrenier, se rendent-ils compte qu’ils ont du même coup insulté et humilié tous les Iraniens, même ceux qui détestent Ahmadinejad et voient en lui un populiste incompétent ?
Précision : je suis de ceux qui pensent que l’Iran s’efforce de se doter de l’arme nucléaire et que les dénégations de ses dirigeants valent ce que valaient, dans des circonstances similaires, celles d’Israël ou du Pakistan.
Je comprends, même si c’est injuste, que les grandes puissances, dont les « nucléaires de droit », veuillent l’empêcher d’atteindre son objectif. Mais pourquoi le faire en l’humiliant, de surcroît ? Pourquoi traiter ce grand pays – moins mal gouverné que bien des alliés des États-Unis – plus durement que la Corée du Nord, qui, elle, est une abominable dictature familiale de type stalinien ?

Écoutons, sur ce sujet, Hans Blix, président de la Commission internationale sur les armes de destruction massive : ce n’est pas un homme du Tiers Monde, ce n’est pas un musulman comme Mohamed el-Baradei, mais il est tout aussi compétent et suédois(1).
« Comment voulez-vous convaincre l’Iran de mettre un terme à ses activités d’enrichissement si le Royaume-Uni, de son côté, déclare qu’il veut renforcer sa défense nucléaire, si les États-Unis et la Russie ne désarment pas ? C’est comme un père qui expliquerait à son enfant, cigare aux lèvres, qu’il ne faut pas fumer
Il n’est pas plus compréhensible d’ailleurs pour les Iraniens que les États-Unis signent un accord avec l’Inde sur le nucléaire tout en l’interdisant formellement à Téhéran
Il faudra des années à l’Iran pour se doter de la bombe, alors qu’en Corée du Nord les premiers essais ont déjà eu lieu. Pourtant, il y a deux poids, deux mesures dans la gestion de ces deux crises :
– on a négocié avec la Corée du Nord sans conditions préalables, alors qu’on exige de l’Iran qu’il mette fin à ses activités d’enrichissement avant même de discuter ;
– Pyongyang a reçu des garanties de sécurité pour le pays que personne n’a accordées à Téhéran.
Enfin, on a promis à la Corée du Nord une aide économique dont il n’a jamais été question pour l’Iran.
Prenons garde de ne pas réveiller des sentiments d’humiliation. »

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L’auteur de cette impeccable analyse aurait pu ajouter que la pratique inconsidérée du « deux poids, deux mesures », outre qu’elle dénote un insupportable mépris de l’autre, donne leurs meilleurs arguments – et beaucoup de recrues – à Oussama Ben Laden et Aymen al-Zawahiri : les terroristes, et plus particulièrement encore les kamikazes, le deviennent par révolte contre l’injustice et l’humiliation.
Subies par eux-mêmes ou les leurs, et généralement infligées par les blanches mains de quelques inconscients.

1. Ancien ministre des Affaires étrangères de son pays, il a été directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de l’ONU et, à ce titre, le prédécesseur de Mohamed el-Baradei.

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