Alexis Debat, expert en bidonnage

Fausses interviews, pseudo-scoops, ouvrages imaginaires Le mystificateur de génie a sévi cinq ans durant sans éveiller le moindre soupçon.

Publié le 1 octobre 2007 Lecture : 6 minutes.

Le scoop a fait la une de l’hebdomadaire britannique Sunday Times du 2 septembre : le Pentagone aurait élaboré un plan d’attaque massive visant à détruire en trois jours toutes les capacités militaires de l’Iran. Mille six cents cibles auraient été identifiées, qui feraient l’objet de frappes aériennes si l’offensive était lancée.
L’auteur de l’article, Sarah Baxter, correspondante du journal à Washington, se réfère à un spécialiste connu, un Français du nom d’Alexis Debat, présenté dans les colonnes de l’hebdomadaire comme un « expert en sécurité nationale et en terrorisme » au Nixon Center, un institut d’études stratégiques créé par l’ancien chef d’État américain peu de temps avant sa mort et dont le président d’honneur n’est autre que l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger. Debat a révélé cette information explosive dans le cadre d’une conférence organisée par la revue National Interest, une publication proche des néocons et éditée par le Nixon Center. L’homme est réputé pour avoir ses entrées au Pentagone et dans le milieu du renseignement. Il signait des éditoriaux dans le Financial Times et l’International Herald Tribune, et abreuvait les médias de révélations exclusives sur l’actualité de la guerre contre le terrorisme. En avril, par exemple, il a soutenu sur ABC News que le gouvernement pakistanais finançait un groupe séparatiste iranien pour déstabiliser Téhéran. Allégations aussitôt démenties par le Pakistan.
Il faut dire que Debat, 35 ans, fait valoir un impressionnant pedigree : spécialiste du terrorisme, consultant à la chaîne ABC News sur les questions de sécurité nationale, ancien conseiller au ministère français de la Défense, membre du comité éditorial de la revue Politique internationale Mais la conférence qui a inspiré la une du Sunday Times pourrait bien être la dernière donnée par « l’expert », à qui l’accès aux plateaux de télé et aux colonnes des prestigieuses revues de relations internationales est désormais interdit.
C’est que, le 5 septembre, trois jours à peine après la publication de son pseudo-scoop par l’hebdomadaire britannique, le quotidien en ligne français Rue89 révélait qu’une interview du sénateur africain-américain Barack Obama, recueillie par le fameux expert pour la revue Politique internationale (n° 116, été 2007), avait été bidonnée. L’entretien avec le candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2008 n’a jamais eu lieu « Cela faisait quelque temps qu’un certain nombre de personnes à Washington se posaient des questions sur cet expert, sur ses informations et sur la nature du personnage », nous a déclaré Pascal Riché, le journaliste de Rue89 qui a soulevé le lièvre. « Lorsque j’ai pris connaissance de l’interview d’Obama, poursuit-il, j’ai eu un doute, car nous savons que le sénateur démocrate n’accorde pas d’interviews à la presse étrangère en ce moment. Il est entièrement concentré sur sa campagne électorale. J’ai téléphoné au service de presse du candidat, où personne n’était au courant d’une telle interview. Je leur ai alors adressé le texte par courriel. Ils tombaient des nues. Après quoi ils ont publié un communiqué indiquant que Barack Obama n’avait jamais accordé d’interview à Debat. »
Ce dernier a tenté de trouver une parade en expliquant qu’il était passé par un intermédiaire, le journaliste indépendant Rob Sherman, à qui il aurait remis les questions et qui connaît personnellement Obama. Sherman aurait touché 800 dollars pour réaliser l’interview que Debat a traduite et signée. Malheureusement pour ce dernier, non seulement Rob Sherman affirme ne pas le connaître, mais il est catégorique : il n’a jamais interviewé le sénateur noir. Puis c’est le coup de grâce : le démenti d’Obama est suivi de celui de plusieurs autres personnalités américaines dont Politique internationale a publié les entretiens prétendument réalisés par Debat. Parmi elles, l’ancien hôte de la Maison Blanche Bill Clinton, son épouse Hillary, le fondateur de Microsoft Bill Gates, l’ancien patron de la Réserve fédérale Alan Greenspan, la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, ou encore le maire de New York Michael Bloomberg. En 2005, la publication d’une prétendue interview de Kofi Annan recueillie par Debat avait pu être évitée. Car le service de presse du patron de l’ONU, contacté pour complément d’informations, a indiqué à Politique internationale que l’entretien n’avait jamais eu lieu. « Nous n’avons pas publié l’interview, appliquant un principe de précaution », explique Patrick Wajsman, le directeur de la revue, qui a pourtant, à l’époque, curieusement et non sans une évidente légèreté, maintenu sa confiance à l’expert.
La nouvelle de cette imposture a semé un profond trouble dans la communauté médiatique de Washington spécialisée dans la politique internationale et les questions de sécurité. ABC News avait déjà discrètement mis un terme au contrat d’expert-consultant du Français au mois de juin après que des doutes ont été émis sur son prétendu doctorat en sciences politiques obtenu à la Sorbonne. Debat s’est également inventé un doctorat d’Evendale University, une université fictive. « Nous lui avons demandé de démissionner car il était dans l’impossibilité de présenter le doctorat dont il affirmait être titulaire dans son curriculum vitae, nous a précisé Jeffrey Schneider, vice-président d’ABC News. Après sa démission, nous avons engagé une évaluation des informations qu’il a fournies à la chaîne. Nous avons ainsi pu établir qu’elles étaient corroborées par d’autres sources. Une deuxième revue de son travail est en cours sous la responsabilité de la directrice du département des standards et practices. » Le Nixon Center et la revue National Interest ont également décidé de se séparer de Debat. En France, l’Institut Montaigne, dont l’expert se prétendait membre, a fermement démenti tout lien avec celui-ci.
L’embarras est tout aussi grand chez Politique internationale. Patrick Wajsman affirme être « la première victime » de l’imposture. La seconde étant sans doute Le Figaro Magazine, où Debat a publié, en 2004, une longue « interview exclusive » du candidat à la vice-présidence américaine, John Edwards. « Comment, se justifie Wajsman, pouvions-nous douter de la fiabilité de ce monsieur qui, depuis cinq ans, était le consultant d’une chaîne aussi sérieuse qu’ABC News et membre du comité scientifique du Nixon Center ? » Wajsman a fait retirer du site de la revue toutes les interviews de Debat et se dit résolu à donner une suite judiciaire à l’affaire. Mais la question se pose de savoir comment cette revue, censée être lue par des décideurs – mais l’est-elle vraiment ? – a pu diffuser pendant cinq ans de fausses interviews d’importantes personnalités sans que nul ne s’en aperçoive et sans que sa direction ne prenne la peine de demander – ne serait-ce que par curiosité – des photos ou une trace sonore de ces pseudo-entretiens payés, si l’on en croit Rue89, un millier d’euros pièce*.
Debat s’est en tout cas révélé être un habile et brillant mystificateur. « Il a profité des carences des experts américains sur le monde arabe après les attentats du 11 Septembre », explique Pascal Riché. « C’est un personnage courtois, bien élevé, cultivé, dans le style gendre idéal, éloquent, avec une parfaite maîtrise de l’anglais, souligne Guillemette Faure, correspondante du Figaro à Washington. Et puis il a ce côté chic et exotique français qui fascine les Américains. Si quelque chose chez lui fait ici l’unanimité, c’est sa remarquable maîtrise dans les domaines de la défense et de la sécurité. »
Debat ne se contentait pas de gonfler son CV. Il s’inventait des références. Ainsi, dans sa note de présentation, en bas de page de la fausse interview de Bill Clinton, il précise qu’il est auteur « entre autres publications de : From the Age of Intelligence to the Age of Access, Ashagate, Londres, 2004 ». Vérification faite, ni ce livre ni un auteur du nom d’Alexis Debat ne sont référencés sur le site Internet de l’éditeur. « L’expert » est pourtant engagé dans un projet de livre sur l’histoire de la CIA avec Flammarion en France. Thierry Billard, de la maison d’édition française, nous a confirmé avoir reçu de lui, il y a trois ans, 800 000 signes de texte, soit 500 pages d’un manuscrit qu’il juge « édifiant, bien foutu et documenté ». Et il ajoute : « Debat doit encore nous fournir 500 pages. » Quand on lui demande si l’affaire de l’imposture n’est pas de nature à pousser Flammarion à mettre un terme à ce projet éditorial, Thierry Billard reste prudent : « J’attends d’avoir la version de Debat. » Sans doute lui faudra-t-il s’armer de patience, l’affabulateur de génie s’étant muré dans le silence avant de disparaître dans la nature.

1. Patrick Wajsman dirige également le comité éditorial de la revue Géopolitique africaine, éditée à Brazzaville et dont le président d’honneur n’est autre que le chef de l’État congolais, Denis Sassou Nguesso.

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