Des Soudanais expulsés par la France torturés à leur retour à Khartoum

Plusieurs Soudanais, expulsés de France, ont été torturés à leur arrivée à Khartoum, fin 2017. Selon le New York Times, ces expulsions auraient été permises par la collaboration entre la France et les autorités soudanaises, dont des représentants se seraient rendus dans les centres de détention.

Un migrant à Calais, dans le nord de la France, où de nombreux Soudanais et Érythréens, notamment, tentent le passage vers le Royaume-Uni. © Michel Spingler/AP/SIPA

Un migrant à Calais, dans le nord de la France, où de nombreux Soudanais et Érythréens, notamment, tentent le passage vers le Royaume-Uni. © Michel Spingler/AP/SIPA

Publié le 4 mai 2018 Lecture : 5 minutes.

La France continue-t-elle d’expulser des Soudanais vers Khartoum ? Difficile de répondre précisément à cette question, tant le gouvernement français reste silencieux sur le sujet depuis le 25 septembre 2017. Ce jour là, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur avait déclaré à l’agence Belga : « Il y a (…) eu une mission d’identification du Soudan, mais nous n’avons pas d’accord avec ce pays. » Et de préciser : « Dans le cadre de la coopération avec les pays d’origine visant à ce que ceux-ci reconnaissent leurs ressortissants, nous travaillons avec les pays d’origine sur l’identification des personnes ».

Depuis, silence total. Sollicité par Jeune Afrique, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité répondre à la question de savoir si des missions d’identification du Soudan se poursuivent ou non actuellement.

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Dans son édition du 12 avril, le New York Times révèle en revanche le cas d’un Soudanais, présenté comme un « dissident », qui affirme avoir été expulsé de la France, fin 2017, après « avoir reçu la visite d’émissaires du régime lorsqu’il était en centre de rétention ». Lui et trois autres de ses compatriotes racontent avoir été torturés par des agents des services de renseignements soudanais, les NISS, « à coups de tuyaux en fer et d’électrochocs ».

En octobre 2017, Charles Michel, le Premier ministre belge, avait avoué devant son Parlement « qu’une mission d’identification soudanaise avait eu lieu en Belgique » et que « d’autres pays européens ont exactement la même approche : la France, la Grande-Bretagne, l’Italie ». L’affaire a fait scandale en Belgique. Mais peu de vagues, côté français.

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Le mystère reste donc entier sur les expulsions de Soudanais après septembre 2017. Les derniers chiffres disponibles de l’Ofpra, Office français de protection des réfugiés et apatrides, ne permettent pas de voir l’évolution mois par mois. Ils font état de 4 486 décisions décisions rendues concernant des ressortissants soudanais sollicitant l’asile en France en 2017, dont 59,6 % ont été des décisions positives (délivrance du statut de réfugié). A comparer au taux de protection moyen qui, en 2017, « s’établit à 27 % à l’OFPRA et à 36 % en prenant en compte les décisions de la CNDA [Cour nationale du droit d’asile, instance de recours, ndlr] ».

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Selon Eurostat, 115 ressortissants soudanais ont dû quitter le territoire français suite à des obligations de quitter le territoire. Un chiffre en hausse, en 2016 ils n’étaient que 65.

Rasheed Saeed, président franco-soudanais de l’association Espoir, d’ici et d’ailleurs – qui vient en aide aux demandeurs d’asile soudanais depuis 2015 -, affirme avoir des témoignages de compatriotes sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui disent « avoir reçu la visite d’émissaires du régime en centre de rétention » au cours du second semestre 2017.

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La torture, une arme au cœur du régime

Une chose est sûre, les révélations du New York Times sur le sort réservé aux Soudanais expulsés de France n’étonnent pas les spécialistes. « En 2006, j’avais observé les mêmes choses lors d’un séjour au Soudan en tant qu’expert pour l’ONU. Le régime torture à l’aide de tuyaux, d’électrochocs, de noyades… Cela est systématique contre les personnes issues des régions où se trouvent les rebelles, notamment  du Darfour », rapporte Marc Lavergne, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la Corne de l’Afrique.

Amnesty International a également documenté les violences commises par les services de renseignements soudanais, les NISS (National Intelligence and Security Service). Le chercheur soudanais Ahmed El Zobier, membre de l’ONG, affirme avoir rencontré, « depuis 2015, plusieurs Soudanais, expulsés de force d’Italie, des Pays-Bas et de Belgique, passés par les geôles des services de renseignements à leur retour et très fréquemment victimes de tortures à leur arrivée, d’autant plus lorsqu’elles sont soupçonnés d’être des opposants. » Il indique que la presse locale avait également fait état de l’expulsion de la France de 27 Soudanais en mars 2017.

Omar el-Béchir utilise l’immigration clandestine afin de faire pression sur les Européens

Les ONG internationales ne cessent de dénoncer et de condamner ces cas. Amnesty International dénonce ces cas d’expulsions et « s’oppose spécifiquement à tout retour de ressortissants soudanais issus des régions du Darfour, du Nil bleu et du Kordofan du sud, qui risquent d’être sujets à de graves violations de leurs droits ».

L’Association européenne pour les droits de l’Homme estimait « les gouvernements belge, français et italien moralement responsables des traitements dégradants dont ont été victimes les réfugiés soudanais renvoyés. »

Une collaboration renforcée depuis 2014

« Comme Kadhafi à l’époque, Omar el-Béchir utilise l’immigration clandestine afin de faire pression sur les Européens et tenter de leur montrer qu’il est fréquentable », analyse le chercheur Marc Lavergne à Jeune Afrique. Depuis le processus de Khartoum, mis en route en 2014, le régime soudanais profite de la crise migratoire pour se rapprocher des Européens. Ce processus prévoit notamment d’« établir un dialogue permanent pour une coopération renforcée en matière de migration et de mobilité » entre l’UE et le Soudan.

En 2015, lors du sommet de La Valette, l’UE a créé un fonds de 1,8 milliard d’euros à destination de plusieurs pays africains, dont le Soudan, afin de financer la « collaboration régionale entre les pays d’origine, de transit et de destination concernant la route migratoire entre la Corne de l’Afrique et l’Europe ».

Le chercheur Marc Lavergne s’inquiète d’un durcissement, notamment depuis que « le contrôle de l’immigration a été confié par le régime aux Janjawid, l’une des pires milices auteurs de crimes et de massacres au Darfour ». Les Janjawid sont aujourd’hui des paramilitaires affiliés aux services de sécurité soudanais, en charge du contrôle des frontières. Ahmed El Zobeir d’Amnesty International confirme que « le rôle de cette milice dans le contrôle des frontières est connu publiquement et relayé par les médias officiels au Soudan ».

Et cela irait en s’intensifiant : l’ouverture d’un centre d’opérations régional à Khartoum est prévue pour cette année, selon le site web de l’Union européenne. Le New York Times indique que ce centre accueillera des membres de la police de différents pays européens qui coopéreront sur le plan sécuritaire et à la formation des autorités soudanaises.

Selon Marc Lavergne, chercheur au CNRS, la position de la France, plus discrète sur ses liens en matière de politique migratoire avec le régime de Khartoum, reste condamnable. « Quelque soit le parti au pouvoir, l’Etat français a toujours soutenu la dictature d’Omar el-Béchir, alors même que ces cas de torture sont au cœur du régime soudanais depuis 30 ans. Depuis la perte du Sud-Soudan, Khartoum fait tout pour se rapprocher des Européens. C’est une faute politique, mais surtout morale », dénonce-t-il.

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