Niger : le décès de Djibo Badjé, grand griot zarma, laisse la parole orpheline
Il était le dernier dans la région songhay-zarma à avoir suivi l’enseignement des griots dans son ensemble, des généalogies aux épopées. Djibo Badjé dit « Djéliba » est mort mardi à l’âge de 80 ans. L’anthropologue-linguiste suisse Sandra Bornand, qui a travaillé avec lui de nombreuses années, lui rend ici hommage.
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Sandra Bornand
Anthropologue linguiste au laboratoire Langage, Langues et Cultures d’Afrique Noire (Llacan – CNRS), elle a notamment écrit « Le discours du griot généalogiste chez les Zarma du Niger » (Karthala, 2005).
Publié le 27 avril 2018 Lecture : 5 minutes.
Tribune. Le 24 avril 2018 s’est éteint Djibo Badjé dit « Djéliba » (littéralement « grand griot ») à près de 80 ans. Il a été enterré à Liboré dans son canton d’origine (Niger), là où son père – lui-même grand griot – a été inhumé. Ce jour-là est mort une « mère » et un « père » de la parole, pour reprendre les termes de Djéliba lorsqu’il définissait les griots généalogistes et historiens songhay-zarma (jasare).
Il était celui qui se déplaçait pour raconter des épopées, des récits accompagnés du moolo (luth à trois cordes), pour déclamer à voix haute les généalogies des familles princières. Je me rappelle de sa présence et de son regard qui en imposait, de sa voix et de son luth, de ces mariés, aussi, qui se mettaient à trembler à l’écoute de leur généalogie…
Mémoire et identité
Au moment où s’éteint un représentant du groupe des jasare, dont la fonction était justement d’énoncer des discours mémoriels, immanquablement empreints d’idéologie (comme toute histoire), qui reste-il pour transmettre, « pour ramasser une chose égarée et la ramener à ses propriétaires », comme le disait un vieil homme du village de Ndounga après avoir écouté l’épopée de son ancêtre ? Et un autre de remercier Djéliba de l’avoir narrée publiquement, d’avoir rappelé à tout le monde qui ils étaient et aux auditeurs d’avoir assisté à la narration.
L’importance d’être raconté et d’être entendu
En remerciant l’auditoire dans son entier, il soulignait l’importance d’être raconté et d’être entendu. Les réactions de ces hommes résonnent aujourd’hui comme une allégorie sur la mémoire et l’oubli, le rappel et l’omission. Se posait alors en filigrane la question de l’identité : qu’est-ce qu’être quand nous ne sommes plus raconté ? Qu’est-ce que notre identité quand on ne connaît plus notre histoire ? Qu’est-ce qui nous distingue des autres et nous constitue comme « une » communauté ?
Un griot conscient des transformations sociales au Niger
Djéliba était né jasare. Il avait hérité ce statut de son père. Mais, pour obtenir la reconnaissance par ses pairs et par la communauté entière, il avait suivi un très long apprentissage, qui n’a actuellement plus cours. C’est autour du feu, auprès de son père qu’il a appris de nombreux généalogies et récits d’abord songhay-zarma, puis bambara et peul. Il est ensuite parti – un peu à la manière d’un chercheur – en brousse se mettre à l’écoute d’autres jasare ou tout simplement de personnes réputées pour leurs connaissances du passé.
Conscient que cela devenait de plus en plus difficile d’être jasare dans le monde actuel où une autre forme de savoir avait pris le dessus, il a souhaité que ses enfants aillent à l’école. En effet, ces dernières années, il avait de moins en moins sa place dans les cérémonies, les jeunes préférant la musique moderne (qu’elle soit occidentale ou africaine). Il ne s’imposait pas, repartait sans rien demander, avec dans sa tête tout ce qu’il aurait pu leur raconter s’ils avaient bien voulu écouter. Puis, fatigué, il s’est retiré.
Le dernier dans la région songhay-zarma à avoir suivi l’enseignement dans son ensemble
Comme il avait saisi les enjeux des transformations sociales, il avait tout aussi bien compris ce qui se jouerait à sa mort. Ne voulant pas que l’on associe les jasare à ceux qui louent ou insultent si on ne les récompense pas, qui n’ont pas suivi l’apprentissage auprès d’un maître, qui n’ont pas eu à répéter tous les soirs ce qu’ils avaient appris la veille, l’avant-veille etc., il m’a autorisée – après m’avoir testée – à le suivre aux cérémonies, dans les visites qu’il rendait aux personnalités, mais aussi à enregistrer ses récits.
Avec lui s’éteint la fine fleur des griots pour deux raisons :
1) Il est jasare, et les jasare sont l’« aristocratie » des « griots » chez les Songhay-Zarma. Il appartenait à une catégorie socioprofessionnelle bien précise (présente principalement dans la région sahélienne d’Afrique de l’Ouest), celles des artisans du verbe et de la musique ; un statut qu’il incarnait avec fierté et responsabilité.
2) Il est aussi le dernier dans la région songhay-zarma à avoir suivi l’enseignement dans son ensemble : des généalogies aux épopées, quand ses pairs s’étaient arrêtés aux premières.
La parole comme lien social
Ce décès et ce qui précède nous invitent ainsi à questionner le rapport que les membres d’une société spécifique ont avec la « mémoire » et la parole. En effet, les griots généalogistes avaient pour fonction de rappeler aux personnes au pouvoir leurs origines et leur histoire.
Djéliba montrait que la fidélité à l’enracinement n’exclut pas l’ouverture à l’autre
Conscient du pouvoir de sa parole, Djéliba choisissait quoi dire, en signalant au passage qu’il taisait certains événements pouvant entraîner des conflits dans la société, comme lorsqu’il disait : « Ils ont combattu beaucoup de Zarma, mais cela je ne vous le dirai pas, car quand on pince une ancienne blessure, elle fait plus mal qu’une blessure récente ».
>>> A LIRE – « Des vies extraordinaires : motifs héroïques et hagiographiques » (Cahier de Littérature orale)
Tzvetan Todorov écrivait que tout ce qui menace la « mémoire provoque la panique », soulignant les liens indéfectibles entre « mémoire » et identité personnelle. Mais on peut étendre cette assertion à l’identité sociale, car pour qu’une communauté se pense comme « une », malgré ses divisions, ses membres « doivent présupposer l’existence d’une mémoire partagée », comme l’explique Paul Connerton. Les performances rituelles, et parmi celles-ci les narrations, sont alors mises au service de ce que Ricœur nomme « la clôture identitaire de la communauté ».
En suivant le chemin de son père qui lui-même avait suivi celui de ses ancêtres, Djéliba nous offre un premier bout de réponses : la nécessité d’un enracinement, mais un enracinement qui ne passait pas par l’exclusion. Mais me permettant à moi – chercheure suisse – de le suivre, en répondant aux sollicitations d’enseignants-chercheurs nigériens, en se rendant aussi bien à des mariages qu’à l’université, au centre franco-nigérien ou à l’étranger, Djéliba montrait que la fidélité à l’enracinement n’exclut pas l’ouverture à l’autre, que cet autre ait une autre origine ou simplement qu’il pense différemment. Depuis le 24 avril Djéliba n’est plus et la parole est orpheline.
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