Un été algérien

Le farniente dans lequel se délecte l’Algérie d’en bas n’est guère perturbé par l’activité débordante de l’Algérie d’en haut. Vu de la plage, Bagdad, Londres et Charm el-Cheikh semblent être sur une autre planète.

Publié le 1 août 2005 Lecture : 8 minutes.

Dès les premières lueurs du jour, les 1 200 kilomètres de côte sont pris d’assaut. Pas un seul centimètre carré de sable blond n’échappe aux millions d’estivants qui s’entassent, le mot n’est pas trop fort, sur les plages algériennes. La loi de finances complémentaire adoptée en Conseil des ministres le 16 juillet ? Ni la sensible augmentation du budget d’équipement, qui passe de 10 milliards à 15 milliards de dollars, ni la levée de l’interdiction d’importation des boissons alcoolisées, acquise en décembre 2003 par les députés islamistes, ne passionnent l’opinion. Idem pour les élections partielles en Kabylie prévues à la rentrée. Londres et Charm el-Cheikh semblent être sur une autre planète.
Seul le rapt et l’assassinat des deux diplomates algériens à Bagdad ont sorti, pour un court moment, la population de sa léthargie. La revendication du kidnapping par al-Qaïda fi bilad Rafidain (al-Qaïda en Mésopotamie, du Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui) a accéléré la résignation des Algériens. Ils se sont vite faits à l’idée que le chargé d’affaires Ali Belaroussi et son collaborateur Azzedine Belkadi étaient perdus s’ils étaient tombés entre les mains d’un « GIA irakien ». Les GIA ? Ce sont ces groupes islamistes armés dont les opérations durant la décennie ont coûté la vie à plus de 100 000 personnes, mortes dans des conditions atroces pour une cause des plus floues.
La période estivale est une aubaine pour la presse indépendante. Toutefois, l’augmentation des ventes est inversement proportionnelle à l’intérêt de son lectorat pour l’actualité politique ou économique. On achète les journaux pour les mots croisés ou pour suivre les transferts de joueurs entre les clubs de football de l’élite. Illustration de l’engouement des Algériens pour le sport-roi : la reprise de l’entraînement de l’équipe de l’Entente a drainé 30 000 Sétifiens au stade du 8-Mai-1945. Précision : ce 18 juillet à 16 heures, la température flirtait avec les 40 degrés.
On ne saura sans doute jamais le nombre de victimes que feront cet été les vagues de chaleur successives. Congélateurs et climatiseurs sont pris d’assaut, tandis que la production des centrales électriques est à son paroxysme. Certes, les délestages sont moins fréquents, mais la moindre coupure de courant de quelques heures provoque le courroux dans les quartiers, les villes et les villages. La fréquence de ces délestages a déclenché à Bechar et à Djanet, dans le sud du pays, des mouvements de protestation virant à l’émeute.
Si l’Algérie d’en bas a sombré dans le farniente, ce n’est pas le cas de l’Algérie d’en haut. Ahmed Ouyahia, le Premier ministre, impose aux membres de son cabinet un train d’enfer. Un conseil interministériel tous les jours, un conseil du gouvernement bihedomadaire. Pis, il oblige ses ministres à sillonner l’Algérie profonde. Il est vrai que le plan quinquennal de soutien à la croissance (un programme d’investissement public de 55 milliards de dollars) connaît quelques ratés au démarrage. Inspections de chantiers, lancements de travaux et inaugurations se multiplient à un rythme effréné.
L’enlèvement des deux diplomates algériens en Irak a alourdi le plan de travail. Dès la confirmation de la nouvelle, une cellule de crise a été installée pour suivre l’évolution heure par heure. Si l’ambassade à Bagdad a fini par être totalement évacuée (l’épouse du chargé d’affaires kidnappé ayant été transférée à Amman), une équipe spécialisée dans le renseignement et la négociation a été dépêchée dans la capitale irakienne. L’ancien président de la République, Ahmed Ben Bella, connu pour ses amitiés baasistes, a proposé ses services. Mais le sort des deux hommes était scellé. Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) s’était fendu d’un communiqué saluant « le haut fait d’arme du moudjahid en chef Abou Moussab al-Zarqaoui » qui s’en est pris aux représentants du seul gouvernement en guerre contre les salafistes depuis une quinzaine d’années.
Si l’Algérie d’en bas ne s’intéresse que modérément aux attentats à répétition à Londres et à ceux de Charm el-Cheikh, ce n’est pas le cas de l’Algérie d’en haut. L’été meurtrier d’Oussama Ben Laden et d’Abou Moussab al-Zarqaoui inquiète. Le dispositif « Dauphin » établi par la gendarmerie nationale (multiplication des barrages routiers, surveillance des plages et protection des sites sensibles) a été discrètement renforcé. Désormais, on redoute l’attentat à la voiture piégée. À Alger, Sétif, Batna ou Annaba, le contrôle des véhicules est plus rigoureux que d’habitude.
Ce regain de vigilance est certes une conséquence des opérations d’al-Qaïda en Grande-Bretagne et en Égypte. Mais les inquiétudes suscitées par la filière pakistanaise de la nébuleuse Ben Laden sont plus anciennes. Plus de quarante ressortissants du pays de Musharraf ont été interceptés la première semaine de juillet dans le sud. Ces immigrés clandestins au profil douteux ont emprunté les circuits habituels des transhumants africains et ont été interpellés à la frontière avec le… Mali. C’est précisément dans ce pays que le GSPC a établi une base de repli dans la région de Taoudeni.
Autre source de préoccupation, l’arrivée de nombreux étrangers venus rejoindre les maquis du GSPC dans le nord du pays. Une dizaine de Tunisiens et quatre Yéménites ont été arrêtés à la veille de la saison estivale. De même qu’un Égyptien, qui avait réussi à créer une agence de voyages dont la vocation était d’organiser le déplacement des candidats djihadistes vers l’Irak via la Syrie. Par ailleurs, un convoi de quatre véhicules bourrés d’hommes fortement armés a été intercepté, la première semaine de juillet, par l’armée algérienne en territoire malien. La vingtaine d’éléments du GSPC ont été neutralisés, mais les terroristes avaient auparavant réussi à abattre un des deux hélicoptères MI8 de l’armée algérienne.
La conjonction de tous ces éléments a renforcé la conviction qu’une attaque de grande ampleur se prépare. « La cible ne sera pas forcément algérienne, elle pourrait être tunisienne, marocaine ou sahélienne, note un officier de l’Antiterroriste. C’est pourquoi la vigilance est de mise et la collaboration avec l’ensemble des services maghrébins est très étroite par les temps qui courent. »
Loin de ces préoccupations, l’opinion fait face à la canicule comme elle peut, c’est-à-dire en « colonisant » les villes côtières. En Kabylie, censée être en campagne électorale, nulle trace d’un débat contradictoire ou d’une compétition politique. Les camps d’Aokas ou ceux de Tychi, dans la région de Béjaïa, sont occupés par les « Blacks algériens du Sud ». Résultat, la gent féminine sur les plages est majoritairement voilée. Les mosquées sont autant fréquentées que les bars, et tout ce monde swingue sur le tube de l’été, « Moudja datou », que l’on pourrait traduire par « La vague l’a emporté ». Réda Taliani, l’auteur de la chanson, qui n’a d’italien que de faux papiers, a dédié son texte à ces Algériens exilés qui sont perçus comme des terroristes en puissance. À Annaba, les plages sont sonorisées au flow de Lotfi, chanteur vedette du groupe de rap Double canon.
Si le dispositif Dauphin rassure les estivants, qui ne croient guère probable une attaque armée du GSPC, il ne leur épargne pas les larcins : vols à la tire, vols de téléphones portables et autres chapardages. Ce sont donc les plagistes qui tentent de sécuriser les clients. Profession assez nouvelle en Algérie, ces plagistes sont des concessionnaires de site côtiers qui ont participé à des opérations aux enchères avec un cahier des charges rigoureux. Ce sont par là même des milliers d’emplois qui ont été créés pour assurer la sécurité et la protection des estivants.
Le résultat varie d’une plage à l’autre, mais, globalement, cela se passe plutôt bien. À côté de la clientèle habituelle constituée par la communauté algérienne expatriée (plus de 500 000 personnes pour le mois de juillet), on relève de plus en plus la présence d’étrangers. La palme revient incontestablement aux Chinois. On ne peut parler de tourisme spécifique, dans la mesure où il s’agit de cadres et de travailleurs d’entreprise opérant en Algérie. « Pour moi, ce sont des touristes, assure pourtant le gérant de Bouna Beach, une plage d’Annaba. Ils consomment et se comportent comme tel, et je ne fais aucune différence entre eux et ces familles de pieds-noirs qui reviennent en Algérie le temps d’un été. »
Un des points sombres reste la route. Outre les chantiers liés à la réalisation de l’autoroute est-ouest, les grands axes routiers constituent un danger permanent pour leurs usagers. Sortir indemne d’un déplacement à l’intérieur du pays relève du miracle tant les règles élémentaires du code de la route sont bafouées. La sévérité de la nouvelle législation en matière de retrait de permis de conduire n’a pas eu l’effet dissuasif escompté, et les terroristes de la route sévissent encore : près d’une centaine de décès hebdomadaires. Un drame humain et une catastrophe pour le secteur des assurances.
À l’intérieur du pays, on tente d’oublier la distance qui sépare des bienfaits de la mer par la multiplication des soirées artistiques. Batna s’est mise au reggae de Jimmy Cliff. Sétif a applaudi l’oriental lover Sabri Chaek, tandis que le festival de Timgad a pris une dimension internationale, alternant salsa et khalidji, musique venue du golfe Persique.
Tébessa, ville frontalière avec la Tunisie, a été pour sa part mobilisée par un fait divers. Une banque de la ville a fait l’objet d’un casse le 14 juillet. Plus de 170 millions de dinars (un peu plus de 170 000 euros) ont été subtilisés. À quelques jours de la célébration du quarante-troisième anniversaire de la police nationale, cela faisait un peu désordre. L’enquête a donc été menée tambour battant. Résultat : les auteurs du coup ont été très vite identifiés et arrêtés et, par voie de conséquence, l’argent récupéré. Mais, stupeur, la somme dérobée ne représentait que la moitié de celle déclarée. Le hold-up a donc permis de dévoiler un détournement de près de 90 millions de dinars.
Si, ailleurs, les activités balnéaires se résument aux trois « S » (Sea, Sex and Sun), en Algérie cela se transforme en trois « R ». Rap, rapt et rapine.

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