Superpuissance ou tigre de papier ?

Dans son rapport annuel, le Pentagone surévalue la puissance militaire de l’armée populaire pour en freiner la modernisation, obtenir davantage de moyens et surtout favoriser les ventes d’armes américaines.

Publié le 1 août 2005 Lecture : 7 minutes.

Il y a tout juste dix mois, Colin Powell, alors secrétaire d’État, déclarait à Pékin que les relations sino-américaines étaient restées à leur zénith depuis la visite de Nixon en Chine, en 1972. Aujourd’hui, le ton a changé. Depuis la réélection de George W. Bush à la Maison Blanche, plusieurs dossiers « chauds » menacent en effet de brûler les doigts des diplomates. Pékin proteste notamment contre les quotas d’importation du textile en provenance de Chine, réimposés unilatéralement par Washington en violation du règlement de l’OMC qui les avait abolis en janvier 2005. Les États-Unis, quant à eux, accusent la Chine de sous-évaluer volontairement sa monnaie pour favoriser ses exportations.
Plus grave encore, un général chinois, Zhu Chenhu, déclarait récemment à un journaliste de Hong Kong que la Chine utiliserait sans hésiter l’arme nucléaire si les Américains s’opposaient militairement à une agression territoriale contre Taiwan…
C’est dans ce contexte très tendu que survient la publication, le 19 juillet 2005, du rapport annuel du Pentagone sur « L’état de l’armée chinoise », rendu public avec un retard de quatre mois provoqué par d’innombrables relectures, vérifications et corrections. Applaudies par la majorité des experts américains, ces conclusions résolument alarmistes suscitent immédiatement, en Chine, les protestations de la quasi-totalité des spécialistes, qui dénoncent « chiffres infondés » et « menaces imaginaires ».
L’inquiétude américaine quant au développement économique et militaire de la Chine ne date pas d’hier. En 2000, le Congrès des États-Unis vote une loi demandant au ministère américain de la Défense un rapport annuel d’analyse des capacités et de la stratégie militaires de la Chine. Si toutes les éditions provoquent sans coup férir de violentes polémiques entre Washington et Pékin, la version 2005 se distingue d’une manière très inhabituelle. En effet, le président Bush, qui doit valider le document avant que celui-ci soit soumis au Congrès, l’a rejeté à plusieurs reprises… Et ce, dans la crainte que le rapport n’empoisonne davantage des relations déjà très tendues, à un moment où la Maison Blanche cherche l’appui de Pékin pour forcer la Corée du Nord à revenir à la table des négociations sur le dossier du nucléaire et que, dans le même temps, Wall Street courtise la Chine pour lui vendre des emprunts d’État américains. Visiblement, les « adoucissements » introduits par les conseillers de Bush n’auront pas suffi à désamorcer la crise.
Les milieux bien informés de Pékin ont accueilli sans surprise le rapport, jugé nettement « antichinois ». Un reproche qui tient à la personnalité de l’un de ses principaux auteurs : Mike Pillsbury, sinologue, universitaire réputé pour ses positions proches de celles des « faucons » du Pentagone et conseiller très écouté du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Aux yeux de ce spécialiste de l’empire du Milieu et de son histoire, qui n’hésite pas à citer longuement ses classiques – comme L’Art de la guerre, de Sun Tzu, daté de 600 avant J.-C. -, la Chine se pose incontestablement en ennemi stratégique numéro un des États-Unis. Les compétences de cet analyste valent-elles aussi pour le présent ?
Le rapport estime qu’après vingt années de forte croissance économique, la Chine émergente entre dans une phase décisive, qui engage son propre avenir autant que celui de l’humanité tout entière. Elle constitue d’ores et déjà une puissance régionale qui participe activement aux affaires mondiales et aborde une nouvelle étape de son développement. Or, alors que le potentiel militaire de ce pays atteint un niveau « historique » et continue d’augmenter, on ignore tout des choix stratégiques faits par les dirigeants chinois.
Du fait de la modernisation très rapide de son armée, soulignée dans le rapport, la Chine ferait peser un risque non seulement sur l’île « rebelle » de Taiwan, mais aussi sur les contingents militaires américains déployés dans le Pacifique. À plus long terme, la menace pèserait aussi sur d’autres nations dans la région, comme le Japon et l’Inde – même si seul le premier paraît s’en inquiéter.
En revanche, selon les Chinois, l’analyse du Pentagone souffre d’évidentes contradictions et plus encore révèle la volonté de leur faire un mauvais procès. Ainsi, le rapport reconnaît que la marine chinoise ne dispose encore d’aucun porte-avions ni d’appareils ravitaillables en vol, ce qui lui interdit les zones de combat trop éloignées de ses frontières terrestres et maritimes. Pourtant, le document reproche aux autorités de Pékin leurs « intentions » de moderniser leur armée au-delà du nécessaire… Les intéressés interprètent cette contradiction de la manière suivante : il s’agit de persuader les lecteurs que si la Chine renforce ses capacités militaires en l’absence de tout agresseur potentiel, c’est qu’elle a pour ambition non de se défendre, mais d’attaquer… Pour les Chinois, il s’agit de « salir l’image de la Chine » afin de légitimer une politique plus contraignante à l’égard de Pékin.
Dans ce document, le désaccord entre les deux superpuissances se cristallise autour du calcul du budget militaire chinois. Selon le Livre blanc publié par Pékin tous les deux ans, il serait de l’ordre de 25 à 30 milliards de dollars pour 2003. Le rapport du Pentagone estime, lui, qu’il faudrait tripler ce chiffre pour coller à la réalité, soit 70 à 90 milliards de dollars, ce qui placerait les dépenses de l’armée chinoise au troisième rang mondial, juste après celles des États-Unis et de la Russie. Il va de soi que Pékin s’élève contre une telle « exagération sans aucun fondement ». On parle quand même d’un écart de quelque… 60 milliards de dollars entre les deux évaluations !
Les experts américains avancent un chiffre d’autant plus difficile à admettre qu’on connaît depuis dix ans déjà le montant des achats faits à la Russie – son principal fournisseur – par l’armée chinoise : 2 à 3 milliards de dollars tout au plus, ce qui rend perplexe quant à l’usage que cette dernière pourrait réserver aux… 87 milliards « restants », si l’on se fie au montant avancé par le Pentagone ! Les critiques chinois du rapport reçoivent d’ailleurs le soutien inattendu de la Rand Corporation – le principal think-tank américain dans les domaines de la défense et de la sécurité -, qui estime que les dépenses militaires chinoises en 2003 restent comprises entre 31 et 38 milliards de dollars. Au rythme actuel de leur progression, il faudrait une vingtaine d’années pour dépasser celles du Japon ou du Royaume-Uni. C’est pourquoi l’un des experts de la Rand, James Mulvenon, joint sa voix à celle des Chinois pour reprocher au Pentagone de ne pas s ‘appuyer sur « des sources d’informations fiables. »
Il va de soi que ce rapport exagère un peu les capacités de l’armée chinoise. Surévaluer la menace que constitue l’adversaire commun reste un moyen éprouvé pour stimuler les achats d’armes de ses alliés, à savoir, ici, les ventes américaines aux pays asiatiques. Au premier rang de ceux-ci, Taiwan, à qui les États-Unis se sont engagés à livrer un arsenal gigantesque, pour un montant de plusieurs milliards de dollars à la charge des contribuables taiwanais. Pour la même raison, le Pentagone, déjà dopé par la peur du terrorisme aux États-Unis, nourrit ses propres arguments en faveur d’un budget en hausse. Mais les experts internationaux n’en jugent pas moins que, cette fois, le rapport de la Défense dépasse les bornes, au détriment de sa crédibilité.
Cela dit, les analystes du Pentagone prennent très au sérieux la menace chinoise. Les États-Unis font tout, depuis la présidence de Bill Clinton, pour empêcher la Chine d’acquérir des armes sophistiquées auprès de pays tiers. Un exemple récent : l’achat du croiseur Slava à l’Ukraine. Les Américains ont fait pression sur le gouvernement ukrainien et réussi à faire annuler le marché à la dernière minute. Le même scénario qu’en mai 2004 avec le projet de vente d’un système de radar mobile, le VERA-E, capable de détecter les « bombardiers invisibles » américains B1.
En décembre 2004, la Chine renvoie en Israël pour entretien et modernisation les drones Harpy achetés à l’État hébreu dans les années 1990. Les États-Unis exigent alors de Tel-Aviv le blocage des appareils sur le territoire israélien, des excuses écrites, et veulent imposer – sous peine de sanctions – le vote d’une loi sur le contrôle des exportations militaires israéliennes à la Chine… ou à d’autres. Enfin, il y a quelques jours, le Congrès américain a voté une loi destinée à « punir » toutes les entreprises européennes qui vendraient des armes à la Chine.
Dans les faits, les capacités militaires chinoises paraissent pour le moment sans rapport avec celles des États-Unis. Si l’on compare les 417,5 milliards de dépenses militaires américaines aux 30 – voire 90, selon le Pentagone – milliards du budget chinois, on voit que la Chine est loin de rattraper l’hyperpuissance nucléaire qui dicte sa loi au monde. Ou même de constituer pour elle une véritable menace. À moins que les faucons chinois, comme le général Zhu Chenhu, aient l’audace de défier les faucons américains, les uns et les autres faisant le regrettable choix de laisser bien des plumes – et du sang – dans une bataille inutile !

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