Outrances de la guerre

Publié le 1 août 2005 Lecture : 5 minutes.

De quoi vous parler d’autre cette semaine que de ce dont vous entendez parler à longueur de journée ? Devenu « village planétaire », notre vaste monde ne bruit en effet que du débat sur le terrorisme et sur la guerre qu’on fait aux terroristes depuis des années pour tenter de les réduire.
Pourquoi cette « guerre » ne parvient-elle pas à entamer leur effrayante détermination ? Est-ce le bon combat ? Faut-il en changer le cours ?

Les terroristes, et ceux qui leur ont déclaré la guerre, viennent de faire monter la tension de plusieurs crans. Leur affrontement s’exonère désormais des dernières limitations qu’ils s’imposaient, et tout se passe comme si l’on s’acheminait vers une guerre à outrance qui n’observe plus aucune règle.
Il faut s’en alarmer, car les premières victimes de cette exacerbation du conflit seront les droits de l’homme au sein même des démocraties les plus affirmées.

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On l’a presque oublié, mais le terrorisme qui fait l’actualité de ce mois de juillet 2005 a été pratiqué dès les années 1990 par les GIA algériens de sinistre mémoire : ils en sont, d’une certaine manière, les inventeurs.
Al-Qaïda n’a fait que le théoriser, l’internationaliser à partir de 1998 (attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam), avant de le sortir d’Afrique pour le porter aux États-Unis en septembre 2001, puis en Asie et en Europe.
Mais c’est la guerre d’Irak, déclenchée par les États-Unis en mars 2003, qui lui a donné un théâtre d’opérations où s’illustrent, depuis des mois, Abou Moussab al-Zarqaoui et ses djihadistes venus de la plupart des pays musulmans.
Un théâtre d’opérations, mais aussi un terrain d’expérimentation pour de nouvelles formes de terrorisme dont la plus spectaculaire et la plus terrifiante est l’attentat-suicide à répétition, arme de guerre et de terreur à laquelle on n’a pas encore trouvé de parade.

L’attentat-suicide accompli par un « kamikaze » a une longue histoire. Mais il a été, d’une certaine manière, réinventé, dans les années 1980, au Liban par le Hezbollah qui, lui, à son honneur, ne s’en est servi que comme acte de guerre contre les occupants américain, français, israélien, qu’il a réussi à faire partir, l’un après l’autre, en infligeant à leurs militaires de très lourdes pertes.
Au cours de la seconde Intifada, qui vient de s’interrompre, les Palestiniens ont à leur tour – et majoritairement – décidé d’utiliser l’arme de l’attentat-suicide non pas contre les militaires ou les colons israéliens dans la Palestine occupée, mais contre des civils, sur le territoire que l’ONU a affecté à l’État juif et que l’Autorité palestinienne lui a reconnu.
En un peu plus de quatre ans, 160 Palestiniens (dont 8 femmes) se sont fait exploser, comme on dit, ont entraîné avec eux dans la mort plus de 500 Israéliens et fait quelque 3 000 blessés*.
À ces deux rappels, il faut ajouter que, comme arme de guerre et de terreur, l’attentat-suicide avait été porté à son point culminant, si je puis dire, par les dix-neuf aviateurs lancés par al-Qaïda le 11 Septembre 2001 contre New York et Washington, et qui ont tué près de 3 000 civils en quelques heures.

La guerre d’Afghanistan, puis celle d’Irak, qui ont découlé de l’attentat du 11 septembre, ont été voulues par l’Amérique comme coup d’arrêt au terrorisme et à sa centrale-symbole : al-Qaïda.
Il en est résulté au contraire un coup de fouet : accourus en Irak pour affronter l’armée américaine d’occupation, des milliers de djihadistes, comme on les appelle désormais, se sont constitués en brigades musulmanes internationales. Ils se sont alliés à la résistance intérieure irakienne pour mener une guerre sans merci à l’Amérique et à ceux qui collaborent à son entreprise, ou simplement ne s’en dissocient pas.
Est-ce du terrorisme ? Ou bien une insurrection armée ? S’il s’agit d’une résistance à l’occupation, pourquoi les chiites et les kurdes irakiens, qui forment les trois quarts de la population, s’en tiennent-ils à l’écart ?
Issu d’élections correctement menées dans la plus grande partie du pays, le gouvernement irakien qu’elle combat est-il représentatif et national ? Ou bien n’est-il, malgré cela, que la créature de la puissance impériale américaine qui choisit ses principaux membres, assure leur sécurité et leurs fins de mois ?

Quoi qu’il en soit, pour combattre l’armée américaine et ceux qu’ils considèrent comme ses suppôts, les djihadistes ont fait de l’attentat-suicide leur arme de prédilection, la bombe atomique du pauvre, qui terrifie l’adversaire et fait des ravages dans ses rangs.
Fait extraordinaire : ils ont plus de « bombes humaines » qu’ils ne peuvent en utiliser, plus de volontaires pour « se faire exploser » que de cibles à détruire.
Et, de fait, en Irak, depuis près d’un an, on recense trois ou quatre attentats-suicides par jour. Soit, au total, plus d’un millier.

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Avec les attentats de Londres et de Charm el-Cheikh, nous venons de voir que le chef proclamé des djihadistes d’Irak a fait des émules. Directement ou par l’exemple, il a « exporté » l’arme de l’attentat-suicide.
C’est, sans aucun doute, avec l’assassinat de diplomates arabes, un tournant de la guerre, son évolution vers encore plus d’horreur.

L’attentat-suicide, pour venir à bout d’un objectif militaire ou paramilitaire, est un acte de guerre qui ne viole aucune règle, ni aucune tradition.
Mais l’assassinat délibéré de personnes qu’on a capturées – devenues des prisonniers de fait – est, lui, un crime de guerre odieux (même si on a joué la comédie du « tribunal » qui a jugé et condamné le prisonnier).
Mais, qu’il soit perpétré à Bagdad, à Londres, à Charm el-Cheikh ou ailleurs, l’attentat dit « aveugle » visant de manière indiscriminée des civils, dont le seul tort est de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, est un acte criminel et, de surcroît, contre-productif.
En voulant punir un gouvernement, les auteurs d’un tel attentat atteignent des hommes, des femmes et des enfants, indépendamment de leur nationalité, de leurs convictions, de leur condition sociale ou de leur religion.
Ni les torts ou les crimes de ceux que les terroristes disent combattre, ni les injustices ou humiliations infligées à telle ou telle communauté ne sauraient justifier ce terrorisme-là ni, a fortiori, faire de ses auteurs des héros.
Ce sont des dévoyés, leur combat est criminel. Il doit être réprouvé sans hésitation ni réserve.

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Du côté des démocraties, les Britanniques après les Américains s’estiment agressés sur leur propre sol par ces terroristes et invoquent, à l’instar d’Israël, le devoir sacré de protéger leurs citoyens. Par tous les moyens, ou presque.
On en arrive – déjà ! – au « shoot to kill ». C’est-à-dire : « Dans le doute, tuez » ; « tirez d’abord, vérifiez ensuite ».
Tant pis si vous tuez des innocents : ils seront passés par pertes et profits.
Elles ont, moralement et politiquement, tort, ces deux grandes démocraties : moralement, car elles enfreignent des règles dont elles nous ont dit et redit qu’elles faisaient partie de leur essence, foulant aux pieds les valeurs qui faisaient leur réputation.
Politiquement, parce qu’elles restituent aux terroristes les arguments que leurs crimes leur avaient fait perdre, et qu’elles augmentent leur rage – et leur nombre – au lieu de les diminuer.
(Voir page 23 « Carnage d’impies » par François Soudan.)

* Les victimes israéliennes des attentats-suicides constituent plus de 50 % des pertes israéliennes occasionnées par l’Intifada entre octobre 2000 et mars 2005.

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