L’élection impossible

À trois mois de l’échéance, prévue le 30 octobre, toutes les conditions ne sont pas encore réunies. Au contraire, des blocages, parfois des affrontements sanglants, se multiplient. Et risquent de compromettre toute solution de sortie de crise.

Publié le 1 août 2005 Lecture : 5 minutes.

On aurait probablement parlé d’un simple rodéo de potaches qui a mal tourné. Mais l’équipée, au cours du week-end des 23 et 24 juillet de quelques dizaines d’individus armés de kalachnikovs, habillés en civil ou arborant des tenues dépareillées – pantalons treillis, tee-shirts noirs ou rouges, bandeaux rouges -, a fait 24 morts à Anyama, dans les faubourgs d’Abidjan, et à Agboville, un peu plus au nord. Ce raid sanglant a suscité une vive polémique entre partisans du pouvoir accusant des éléments de l’ex-rébellion et l’opposition qui stigmatise les milices pro-Gbagbo. Tandis que la quinzaine de personnes arrêtées, pour « la plupart des étrangers, des Maliens et des Burkinabè », selon le procureur du gouvernement Ange Kessy, ne seraient que de simples détenus libérés de la prison civile d’Agboville par ceux qu’on appelle pudiquement « les assaillants ».
Une enquête est ouverte par Kessy, une autre confiée à l’Organisation des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) pour établir l’identité des mystérieux combattants ainsi que celle de leurs commanditaires. En attendant, des éléments des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), des Casques bleus et des soldats français de l’opération Licorne se sont déployés dans ces localités pour prévenir de nouveaux incidents. Notamment des dérapages contre des civils qui pourraient être soupçonnés d’être de collusion avec les « assaillants ». Les mêmes précautions avaient été prises au lendemain des massacres, début juin, à Duékoué, dans l’ouest du pays, qui ont fait plusieurs dizaines de morts. L’ex-rébellion du Nord avait alors été clairement désignée par la présidence, avant qu’une note interne de l’ONU, fruit de ses propres investigations, ne vienne mettre directement en cause des supplétifs libériens du régime.
Les attaques d’Anyama et d’Agboville font d’ores et déjà l’objet de la même divergence d’appréciation. Guillaume Soro et ses amis pointent du doigt les partisans du président Laurent Gbagbo, dont les milices, qui doivent être désarmées le 20 août au plus tard, exigent paradoxalement d’être incluses dans le programme DDR (Désarmement, démobilisation, réinsertion) afin de bénéficier du pécule de quelque 900 dollars pour chaque arme déposée. D’autres sources précisent même que, le 24 juillet, Soro assistait à Bouaké à la cérémonie organisée à l’occasion de la promotion des colonels Soumaïla Bakayoko et Michel Gueu, tous deux élevés au rang de généraux de brigade. Ce dernier, ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement de réconciliation nationale, avait quitté rapidement ses camarades ce jour-là pour assister au match de coupe d’Afrique Assec contre l’équipe tunisienne de l’Étoile sportive du Sahel à Abidjan, avant de rebrousser chemin après avoir été informé des événements d’Anyama et d’Agboville.
Au-delà de la polémique sur la responsabilité d’affrontements qui vont hélas se répéter au risque d’ajouter à la confusion et d’entretenir l’anarchie et l’État de non-droit, l’organisation de l’élection présidentielle prévue le 30 octobre prochain semble de plus en plus aléatoire. À trois mois jour pour jour de l’échéance, rien ou presque n’est prêt. Loin s’en faut. Hier à Duékoué, aujourd’hui dans les faubourgs d’Abidjan, à chaque fois que le programme DDR, pourtant plusieurs fois reporté, est à la veille de démarrer, survient un incident qui en hypothèque la bonne réalisation. L’insécurité est, on le voit, loin d’être jugulée. Les opérations d’identification et de recensement des populations ne sont toujours pas lancées. L’opposition, à commencer par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de l’ancien président Henri Konan Bédié) et le Rassemblement des républicains (RDR, de l’ex-Premier ministre Alassane Ouattara), estime que les lois que le chef de l’État a promulguées le 15 juillet ne sont pas conformes aux accords conclus à Pretoria en avril et début juillet. Regroupée au sein du G7, elle a décidé, le 27 juillet, de saisir le médiateur Thabo Mbeki pour que ces textes, dont le contenu n’a fait l’objet d’aucune consultation, ni avec elle ni au sein du gouvernement, soient amendés.
Les adversaires de Laurent Gbagbo stigmatisent aussi le comportement des « Jeunes patriotes » de Charles Blé Goudé, contre lequel ils ont porté plainte pour « violences et voies de fait ». Ce dernier, après avoir décidé d’« interdire toute activité politique » dans Abidjan, a fait violemment donner ses troupes contre les jeunes du PDCI qui se réunissaient le 26 juillet au siège de leur parti. La Radiotélévision (RTI) a également eu droit à sa visite, où quarante-huit heures plus tôt, comme au plus fort de la crise, il a lancé un appel aux accents pour le moins guerriers. À peine remise de ses émotions, la direction de la RTI a vu débarquer des éléments de la garde présidentielle venus lui signifier qu’il était désormais interdit de diffuser toute information ou communiqué concernant le G7. Alerté, le représentant du médiateur sud-africain Thabo Mbeki à Abidjan, Silumko Sokupa, s’est rendu sur place et a rencontré le patron de la RTI pour évaluer les conséquences de cette irruption musclée. Laquelle, à ses yeux, est une violation du document paraphé à Pretoria. Tandis que l’ambassadeur des États-Unis promettait de tout faire pour favoriser un retour à la normale.
De fait, tous craignent que l’agitation des structures parallèles (milices ou « Jeunes patriotes ») qu’inquiète la tenue d’une élection présidentielle, synonyme pour elles d’une douloureuse normalisation, n’entraîne le pays dans le chaos. Une situation à la haïtienne ne serait pas alors à exclure, même si les sanctions arrêtées depuis la mi-novembre mais seulement sorties des tiroirs au lendemain de la deuxième rencontre de Pretoria venaient à être actionnées. Car autant le président Gbagbo semble s’être persuadé que le report indéfini de l’échéance électorale n’était pas concevable, sauf à essuyer les foudres de l’ONU, autant nombre de ses partisans acceptent mal la perspective d’un scrutin libre, transparent et ouvert à tous. La crise, qui dure depuis trois ans, ainsi que les nombreux coups de canif – ou de feu – qui l’ont fait rebondir et ont cristallisé la position des uns et des autres, s’est toujours nourrie de cette ambiguïté.
Que celle-ci soit sciemment orchestrée ou spontanée, le résultat est le même : les conditions de sécurité ne sont pas réunies pour que les adversaires du régime, notamment Bédié et Ouattara, qui ont annoncé leur retour au pays pour courant août, puissent rentrer à Abidjan et faire librement campagne. Il n’est pas sûr que même la présence à leurs côtés d’une garde prétorienne sud-africaine soit d’une quelconque efficacité. Faut-il dès lors donner crédit au projet prêté au président Gbagbo d’organiser, à l’instar de son ami José Eduardo Dos Santos en Angola, à l’époque de Jonas Savimbi, la consultation dans les seules zones loyalistes, c’est-à-dire dans le Sud.
Ce que chacun savait – à commencer par Mbeki lui-même – sans le dire, pour accélérer le processus de sortie de crise et lui donner le maximum de chances, s’impose désormais à tous : l’organisation de vraies élections, « free and fair », à la date du 30 octobre ressemble fort à un mirage. À moins qu’elle n’entrouvre la porte ouverte à la guerre civile.

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