Les États-Unis ont-ils truqué les élections ?

Distribution de fonds secrets, bourrage des urnes, manipulations en tout genre : selon Seymour Hersh, journaliste d’investigation au « New Yorker », Washington aurait tout tenté pour fausser le vote « historique » de janvier 2005.

Publié le 1 août 2005 Lecture : 10 minutes.

Seymour Hersh n’est pas un inconnu, que ce soit aux États-Unis ou au-delà. Journaliste d’investigation hors pair, on le craint, on le respecte, on se confie à lui. Sa carrière est jalonnée de scoops qui ont parfois infléchi le cours des événements. C’est à lui qu’on doit les révélations sur le massacre de My Lai au Vietnam et, plus près de nous, le scandale de la prison d’Abou Ghraib en Irak. Dans une récente livraison du New Yorker (25 juillet), il revient sur les élections irakiennes. Et pose une question qu’on avait oublié de poser : et si ces élections « historiques » avaient été truquées par les Américains eux-mêmes, par ailleurs grands défenseurs de la démocratie ? L’enjeu n’est pas mince : il y va de la crédibilité des États-Unis en Irak et dans ce Grand Moyen-Orient démocratique et prospère qu’ils appellent de leurs voeux.
Les élections du 30 janvier 2005 marquaient le triomphe des États-Unis et singulièrement de George W. Bush. Elles justifiaient a posteriori toute sa politique. S’il avait envahi l’Irak, c’était pour la bonne cause, c’était pour balayer la tyrannie et instaurer la démocratie. Hier, on pouvait s’interroger sur cette stratégie. Désormais, le doute n’est plus permis puisqu’elle est solennellement approuvée par les 8 millions d’Irakiens et d’Irakiennes qui, au péril de leur vie, se sont rendus aux urnes. Ces images de femmes brandissant leur pouce maculé d’encre qui ont fait le tour du monde illustrent autant la victoire de la démocratie que celle de George W. Bush.
Pour les États-Unis, l’organisation des élections en Irak posait néanmoins un problème redoutable. Ils risquaient tout simplement d’offrir le pouvoir aux chiites, qui ne comptent pas exactement parmi leurs amis. En Irak, les chiites ont tout pour eux : le nombre (60 % de la population), l’histoire (les meilleurs ennemis de Saddam), l’organisation (une hiérarchie religieuse écoutée et deux partis puissants). Mais ils ont de mauvaises fréquentations : l’Iran, l’un des pôles de l’axe du Mal. Dans ces conditions, que faire ?
Paul Bremer, le « proconsul » américain en Irak imagine alors un système de caucus avec une répartition préalable des sièges selon les communautés (chiite, sunnite, kurde…). Passablement complexe, le procédé possède surtout l’avantage de faciliter les tripatouillages.
Par ailleurs, les élections devaient précéder le transfert de souveraineté prévu pour le 30 juin 2004 : une échéance impossible à respecter pour cause d’insécurité. Il faut donc reporter les élections, ce qui, sur le plan politique, ne peut se faire sans l’assentiment des chiites. L’ayatollah Ali al-Sistani, chef spirituel du Conseil suprême de la révolution islamique (CSRI) donne son accord, mais le fait payer cher. Il obtient l’abandon du système des caucus au profit du très classique suffrage universel direct – un homme, une voix – qui garantit la majorité aux chiites.
Pour les Américains, le problème se complique. Larry Diamond, conseiller de Bremer, étudie la question et livre son mémorandum en mars 2004. « Des partis qui n’ont jamais participé à une élection libre vont succomber à leurs pires instincts. » Avec, à la clé, ce qui se passe partout ailleurs : achat des voix, corruption des scrutateurs, intimidation et même assassinat des rivaux, bourrage des urnes… Dans un second mémo, Diamond se penche sur deux données. D’abord, tous les groupements chiites, politiques et paramilitaires, reçoivent aide et assistance de Téhéran ; ensuite, les autres formations ne disposent pas des moyens de faire campagne et souhaitent « bénéficier, ouvertement ou discrètement, d’une aide internationale, y compris des États-Unis ». En conséquence, le conseiller préconise le financement public accordé équitablement et en toute transparence à tous les partis. Il faut surtout éviter, insiste-t-il, d’aider secrètement les partis amis, notamment – et surtout – la liste d’Iyad Allaoui, le Premier ministre en exercice, chiite laïc qui n’a rien à refuser aux Américains depuis longtemps. En conclusion, Diamond souligne que les méthodes de la guerre froide telles que le financement secret des partis sont désormais obsolètes : « Ce n’est plus possible ni raisonnable. »
Ces recommandations, adressées à Bremer, mais aussi à Condoleezza Rice (qui dirige alors le Conseil national de sécurité), restent sans suite. Diamond retourne alors à ses chères études (Stanford University) et écrit un livre au titre prémonitoire : Squandered Victory (« Une victoire gaspillée »). De toute façon, désespérément idéaliste, il n’était pas vraiment l’homme de la situation. « Si nous voulons vraiment promouvoir la démocratie, dit-il à Hersh, nous devons être honnêtes et transparents dans tout ce que nous faisons. »
Les conseils de Diamond servent tout de même à quelque chose : l’administration américaine fait exactement le contraire et avec un autre : Thomas Warrick, qui officie au département d’État et a l’oreille de Condoleezza Rice. Son plan : 40 millions de dollars alloués en secret (covent action) aux partis « élus » – c’est le mot – par les Américains. À commencer par la liste d’Iyad Allaoui. L’administration jette en effet son dévolu sur le Premier ministre, jugé seul en mesure de sauver la situation. Les raisons de ce choix ne sont pas mystérieuses : les Américains le connaissent bien. Ancien du Baas et des Moukhabarate, passé au MI6 britannique puis à la CIA, il a la réputation – méritée – d’être un dur, mais non dépourvu d’habileté. Certes, il n’est pas très populaire. C’est justement pourquoi il faut lui donner un coup de pouce. L’administration Bush ne se fait pas d’illusions sur les chances du Premier ministre d’emporter les élections et poursuit des buts plus modestes : limiter les dégâts en réduisant la victoire chiite. « L’administration espérait garder Allaoui, écrit Hersh, comme une figure majeure dans le gouvernement de coalition. Pour ce faire, son parti devait obtenir une part respectable des voix. »
Le plan Warrick bute sur la résistance, au département d’État, du Bureau pour la démocratie et les droits de l’homme qui mobilise les trois ONG qui s’activent en Irak. Leurs militants sont scandalisés lorsqu’ils voient, sur place, les effets de la manne américaine sur les partisans d’Allaoui : voitures, gardes du corps, secrétaires… « C’est de la folie : si quelqu’un découvre cette manipulation, tout le processus démocratique sera fichu. » Les ONG ne se contentent pas de s’indigner, elles essaient de faire échouer le plan Warrick et suscitent plusieurs rencontres avec les officiels, dont John Negroponte, l’ambassadeur à Bagdad. « Il n’est pas question pour nous, menacent-elles, d’être mêlées à la moindre opération secrète. Nous avons besoin d’élections ouvertes et transparentes. » Tous leurs interlocuteurs les rassurent. Mais les ONG découvrent rapidement que les activités secrètes continuent de plus belle. Les Campbell, du NDI (National Democratic Institute), raconte : « Au fur et à mesure que la campagne avançait, il devenait clair qu’Iyad Allaoui avait d’énormes moyens, bien qu’aucune somme n’ait emprunté les canaux normaux. Il disposait pour sa communication d’une assistance très professionnelle et très sophistiquée, ainsi que d’une couverture médiatique qui frisait la saturation. »
Au cours de son enquête, Hersh n’a pas essuyé de dénégation au département d’État. On précise seulement que le Premier ministre n’était pas le seul à bénéficier des largesses américaines, l’objectif étant de « donner des chances égales à tous les candidats » (level the playing field). « La vraie question, la voici, confie un officiel : pourquoi les néoconservateurs et d’autres au gouvernement réputés pour leur hostilité à l’Iran ont-ils fermé les yeux quand il s’est agi des élections. Ils ont ainsi soutenu un processus qui donnait le pouvoir, en Irak, aux partis pro-iraniens. Ce que faisait Tom Warrick n’était pas stupide mais désespéré. Bremer et la Maison Blanche avaient laissé la voie libre aux Iraniens. Warrick essayait de sauver ce qui pouvait encore l’être. »
Quoi qu’il en soit, au début de l’automne 2004, Richard Armitage, secrétaire d’État adjoint, met fin à l’opération Warrick. Il ne faisait, explique-t-il aujourd’hui, qu’« exécuter les souhaits du président ». Au cours de réunions à la Maison Blanche, on s’était demandé s’il fallait « essayer de modifier les résultats du vote », et le président avait tranché « à plusieurs reprises » : « Nous ne devons pas faire pencher le fléau de la balance. »
Ce n’est qu’une fausse sortie. « Des responsables de l’armée et des services de renseignements m’ont affirmé, écrit Hersh, que la Maison Blanche a émis à la même période des directives (findings) hautement confidentielles autorisant la CIA à financer les candidats qui, dans certains pays, oeuvrent pour la démocratie. » « La directive présidentielle était générale, a précisé un ancien dirigeant de la CIA, mais il ne faisait pas de doute qu’elle concernait l’Irak. »
Pourquoi Bush rejette-t-il une opération secrète de manipulation pour autoriser une autre encore plus secrète ? « La Maison Blanche, explique un ancien des services, a été prise de panique. » On la comprend : l’insurrection redouble de férocité, les sunnites risquent fort de boycotter les élections et les chiites vont l’emporter puisque les sondages les créditent de plus de 50 % des voix. Tandis que la liste Allaoui ne recueillerait que 3 % à 4 % des suffrages ! Il faut faire quelque chose. Mais quoi ?
Et voilà que le Congrès s’en mêle. Les findings présidentiels sont pourtant soumis à diffusion extrêmement restreinte dans les deux Chambres. Il s’est trouvé malgré tout une démocrate, Nancy Pelosi, pour protester contre les interférences de l’administration dans les élections irakiennes. Son indignation est sincère : « Fallait-il faire tuer 1 100 Américains [le bilan à l’époque] pour finalement truquer les élections ! » Elle menace de livrer l’affaire à la presse. La Maison Blanche doit tout arrêter.
Pour un temps du moins. « L’incident Pelosi » a lieu en octobre 2004. Dès sa réélection en novembre de la même année, le président décide de passer outre aux objections de la vertueuse démocrate et d’intervenir dans le déroulement des élections irakiennes. Mais il faudra rendre l’opération encore plus secrète. Elle sera « off the books » : c’est-à-dire qu’elle se déroulera hors de tout contrôle politique ou financier et sera confiée à des anciens de la CIA. Techniquement, l’opération sera un succès. Seymour Hersh reconnaît que ses interlocuteurs, anciens chefs de l’armée et du renseignement, « n’ont pas pu ou voulu lui fournir des détails sur qui a fait quoi et où, le jour des élections ».
Mais les effets de la fraude seront visibles dès le 30 janvier 2005. Outre l’insécurité, deux écueils empêchent les observateurs présents d’accomplir leur mission. Leur nombre, d’abord très insuffisant : l’Union européenne ayant refusé d’en envoyer. En ce qui concerne les autres, notamment américains, on sait à l’avance, grâce à des fuites « innocentes », les quartiers où ils comptent se rendre. Ce qui limite considérablement leur efficacité. Les Kurdes, en particulier, bénéficient d’une bienveillance manifeste : la fraude se pratique en famille – mari et femme -, chacun votant plusieurs fois sans que nul n’y trouve à redire.
À Mossoul, la situation chaotique favorise toutes les tricheries. Les urnes de quelque 450 bureaux de vote sont apportées à la dernière minute à un mystérieux centre régional pour « des raisons de sécurité ». Souvent, les urnes sont déjà bourrées de bulletins. De simples boîtes de carton tiennent lieu d’urnes. « C’était lamentable », conclut un expert électoral. Les Kurdes obtiendront 36 % des voix.
Mais qu’en est-il d’Iyad Allaoui qu’il fallait pousser à tout prix et des chiites qu’on devait retenir par tous les moyens ? Voici d’abord l’appréciation de ce haut responsable de l’ONU que Hersh sollicite : « L’objectif de l’ambassade américaine était de s’assurer qu’Allaoui reste à son poste de Premier ministre. Elle a essayé de réaliser cet objectif en manipulant le scrutin. » Les chiites ne sont pas en reste, la fraude dans le Sud est comparable à celle en faveur d’Allaoui. Sans se faire d’illusions, le diplomate conclut : « Les Américains avaient raison de frauder, mais ils ne l’ont pas fait suffisamment. »
Les résultats proclamés douze jours après le scrutin comportent forcément « surprises et anomalies ». Les partis chiites obtiennent moins que prévu avec 48 % des voix : les deux tiers des sièges de l’Assemblée, nécessaires pour former le gouvernement et contrôler la rédaction de la Constitution. La répartition des suffrages entre les deux grandes formations chiites surprend, elle aussi : la Daawa devait faire deux fois plus que le CSRI, c’est le contraire qui se produit. Mais, pour les Américains, c’est la même chose : turban noir et noir turban… Quant à la liste Allaoui, elle a fait beaucoup mieux que prévu : près de 14 % ! Le 30 janvier, on vote pour l’Assemblée nationale et pour les conseils provinciaux. Allaoui, qui ne présente de candidats que dans huit provinces, obtient 177 678 voix. Dans les mêmes zones, son score pour le vote national est multiplié par trois, atteignant 452 629 voix.
Au lendemain des élections, lorsqu’il s’agit d’élire le président de la République et de former le gouvernement, chacun peut mesurer les limites de l’influence – déclarée ou discrète – des États-Unis : le Kurde Jalal Talabani s’installe à la tête de l’État et Ibrahin al-Jaafari, leader de la Daawa, dirige le gouvernement. Iyad Allaoui reste en réserve de la République – ou plutôt d’une prochaine manipulation.

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