La faim et les moyens

Tout le monde savait depuis neuf mois que les pays du Sahel étaient menacés d’une crise alimentaire majeure. Le moins que l’on puisse dire est que les mesures de prévention mises en uvre n’ont pas été à la hauteur

Publié le 1 août 2005 Lecture : 6 minutes.

« Nous n’aurions jamais dû laisser autant d’enfants mourir au Niger », s’indigne Jan Egeland, le coordonnateur humanitaire des Nations unies. Combien de fois n’a-t-on entendu ce genre de propos oscillant entre amertume et exaspération ? La tragédie qui frappe le Niger est intolérable. Parce qu’elle était parfaitement prévisible. L’imminence d’une grave crise alimentaire dans l’ensemble du Sahel – à cause de la sécheresse et d’une invasion acridienne – avait été annoncée dès le mois d’octobre 2004.
Au Niger, le déficit céréalier atteignait à l’époque 223 000 tonnes, soit 7,5 % des besoins du pays. Neuf mois plus tard, dans ce pays vulnérable et enclavé (il est classé par l’ONU à l’avant-dernier rang mondial en matière de développement humain), près d’un quart de la population, soit 3,5 millions de personnes, est confrontée à une pénurie alimentaire qui a pris des proportions catastrophiques. Environ 150 000 enfants affamés risquent de mourir si rien n’est fait dans les prochaines semaines. « Depuis le début de l’année, révèle Johanne Sekkenes, la chef de mission de Médecins sans frontières (MSF) au Niger, nous avons pris en charge plus de 12 000 enfants, mais au moins 10 % d’entre eux sont morts. Et la situation s’aggrave de jour en jour. Avec l’arrivée des pluies, des maladies comme la diarrhée et le paludisme ont fait leur apparition. Les enfants malnutris en sont les premières victimes. » Il s’agit, selon l’ONU, de la deuxième famine la plus grave dans l’histoire du pays.
Pourtant, dès le mois de novembre 2004, dans le cadre du « Dispositif national de prévention et de gestion des crises alimentaires » mis en place avec la collaboration des bailleurs de fonds et de diverses organisations internationales, le gouvernement a lancé ce qui devait être un ambitieux programme de vente de céréales à prix modéré. L’objectif était double : répondre aux besoins de la population et freiner la flambée spéculative. Cela n’a pas suffi.
Même à prix subventionné, les familles les plus pauvres n’ont pas eu les moyens d’acheter ces céréales, qui plus est disponibles en quantité insuffisante. « Nous ne disposions que de 23 000 t prises sur le stock national de sécurité, explique Seidou Bakari, le coordonnateur de la Cellule de crise alimentaire. Il nous en aurait fallu 78 000 t de plus. Nous avons alors appelé à l’aide nos partenaires, mais n’avons rien reçu, sauf 500 t de dattes envoyées par l’Arabie saoudite. » Giancarlo Cirri, le représentant du Programme alimentaire mondial (PAM) au Niger, confirme : « Nous avons été victimes de l’effet tsunami. Tout le monde avait les yeux braqués sur l’Asie et le Niger a été oublié. Il a fallu attendre les images terrifiantes d’enfants cadavériques pour enfin émouvoir la communauté internationale. Mais ce réveil a été trop tardif. » Au début de la crise, il aurait suffi de 1 dollar par enfant et par jour pour éviter le pire. Il faut désormais 80 dollars. Soit un total de 30 millions, selon les Nations unies.
Mais l’indifférence et la lenteur de la communauté internationale ne suffisent pas à expliquer l’ampleur du désastre. Pour leur défense, les autorités nigériennes invoquent les difficultés auxquelles elles ont été confrontées pour acheter des céréales sur un marché sous-régional déficitaire. Trois milliards de F CFA versés, pour l’essentiel, par l’Union européenne et par la France étaient pourtant disponibles. « Cet argent n’a pu être utilisé à temps, plaide Bakari, parce qu’il n’y avait pas de mil disponible au Burkina et au Nigeria, nos pays d’approvisionnement habituels. Nous venons juste de lancer des commandes à l’international. »
Reste que les dirigeants ont beaucoup trop tardé à réagir. Préoccupés par la préparation des jeux de la Francophonie, en décembre prochain à Niamey, ont-ils tenté de minimiser la catastrophe humanitaire en cours ? Dans une interview accordée à la radio La Voix de l’Amérique, au mois de juin, le président Mamadou Tandja allait jusqu’à accuser certaines ONG internationales de dramatiser la situation. Il a fallu attendre la visite de Mohammed VI, le roi du Maroc, le 19 juillet, pour qu’il se rende enfin sur le terrain, à Maradi d’abord, puis à Tahoua et Agadez. Quant au Premier ministre Hama Amadou, ce n’est que le 28 mai, dans son discours de politique générale, qu’il a publiquement lancé « un appel angoissé » à l’aide internationale.
Plus grave, le recours aux ventes subventionnées – très largement inefficace, on l’a vu – vient seulement d’être abandonné au profit des distributions gratuites. Pour des questions d’image et de fierté nationale, le gouvernement a nié, pendant trop longtemps, l’existence de la famine. Certains l’accusent même d’avoir utilisé les ventes à prix modéré comme un argument électoral dans la campagne pour l’élection présidentielle du mois de novembre. En favorisant notamment la région de Tillaberi, fief du MNSD, le parti présidentiel.
Avec un déficit céréalier estimé à 347 000 t – chiffre contesté par certains -, le Mali a fait mieux et plus vite que son voisin. Plus d’un million de personnes étaient potentiellement menacées, mais, à ce jour, « aucun enfant ne meurt de faim », estime Mohamed Haïdara, responsable local de l’ONG Afrique verte. Même si « le pays a encore besoin d’aide », Michel Laguesse, le directeur adjoint du PAM à Bamako, salue le discours de vérité tenu par le gouvernement malien, qui « n’a jamais caché la gravité de la crise ». Dès le mois de janvier, décision a été prise de procéder à des distributions gratuites de céréales et d’exonérer de taxes les importations. Au Niger, cette dernière mesure n’a été décidée qu’en mars.
La situation était également très critique en Mauritanie. Mais après trois années de sécheresse consécutives et une invasion acridienne particulièrement virulente, Nouakchott a très rapidement bénéficié d’une aide internationale abondante, en provenance essentiellement des États-Unis. Pour ce pays de 3 millions d’habitants, le PAM affirme avoir reçu environ 16 millions de dollars, contre moins de 9 millions pour le Niger, dont la population dépasse les 12 millions… De même, le Tchad a bénéficié d’une attention particulière de la communauté internationale, en raison du conflit au Darfour et de l’afflux massif de réfugiés dans le sud-est du pays.
Quant au Burkina, il était lui aussi menacé de disette, dans les régions septentrionales, en dépit d’un excédent céréalier de 60 000 t. En réponse, Ouagadougou a partiellement fermé ses frontières pour tenter de limiter les exportations céréalières vers les pays voisins. Cette mesure protectionniste conduit à s’interroger sur le bien-fondé de la libéralisation totale des marchés agricoles engagée depuis les années 1980 dans le cadre des politiques d’ajustement structurel préconisées par les institutions financières internationales. Selon Philippe Ki, responsable d’Afrique verte au Burkina, « les effets de cette libéralisation sont dévastateurs en cas de pénurie alimentaire. Cela favorise la spéculation, alors que les États avaient naguère les moyens de réguler leur marché et d’imposer un prix plafond ».
La diversité de ces crises témoigne, quoi qu’il en soit, de la vulnérabilité structurelle de ces pays, en dépit de l’existence d’un certain nombre d’organismes chargés d’y remédier. Le Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILSS), qui regroupe les neuf pays de la région, est en place depuis trente ans. Chaque pays dispose d’un système d’alerte et le PAM de représentants dans toutes les capitales… Et pourtant, chaque année, les populations appréhendent la période de « soudure » comprise entre les mois d’avril et d’octobre : les réserves sont déjà épuisées et les récoltes n’ont pas encore été engrangées. Fatalité ? Non, estime Mohamed Haïdara, d’Afrique verte : « Pour l’heure, les politiques engagées visent surtout à soutenir le développement agricole des zones arides, dont le potentiel est forcément limité, alors qu’il faudrait mettre le paquet sur les zones excédentaires à fort rendement. »
D’autres spécialistes mettent en cause la pertinence des systèmes d’alerte, qui privilégient la stabilité du marché et surveillent davantage le déficit céréalier que l’état sanitaire des populations. Or la malnutrition ne dépend pas uniquement de l’accès à la nourriture, mais aussi de l’accès aux soins. Confrontés à une pauvreté endémique, 63 % des Nigériens vivent avec moins de 1 dollar par jour et 40 % des enfants souffrent d’une malnutrition chronique.
Loin de l’autosatisfaction manifestée par les pays riches lors du dernier sommet du G8 à Gleneagles, la tragédie nigérienne traduit une nouvelle fois l’incapacité de la communauté internationale et des gouvernements locaux à répondre aux urgences humanitaires en Afrique. Les Nations unies annoncent depuis plusieurs années la mise en place d’un Fonds mondial de 500 millions de dollars destiné à financer immédiatement les distributions de vivres. Mais ce n’est encore qu’un projet. Malheureusement, rien ne dit que le Sahel ne fera pas à nouveau l’actualité l’année prochaine…

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