Israël contre Israël ?
Au lendemain de la répression meurtrière qui a fait plusieurs dizaines de morts à la frontière entre Gaza et Israël, retour sur 70 années durant lesquelles les dirigeants israéliens se sont radicalisés, au risque de déboucher sur un régime d’apartheid.
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Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur d’« Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » (Libertalia)
Publié le 15 mai 2018 Lecture : 3 minutes.
Tribune*. Le 1er septembre 1897, au lendemain du premier Congrès sioniste mondial de Bâle, Theodor Herzl note dans son Journal : « Aujourd’hui, j’ai fondé l’État juif. Si je le disais publiquement, on me rirait au nez, mais, dans cinq ans peut-être et dans cinquante ans sûrement, on comprendra. » Déclaration prémonitoire : un demi-siècle et quelque neuf mois plus tard, le 14 mai 1948, Israël voit le jour – et la Palestine disparaît…
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Si le rêve des uns et le cauchemar des autres ont pris corps, c’est bien sûr du fait du combat du mouvement sioniste, mais aussi de l’aide du Royaume-Uni, chargé du mandat sur la Palestine, et surtout en raison du génocide perpétré par les nazis, qui a donné une légitimité tragique au projet d’État juif : il fallait que les survivants, n’étant les bienvenus ni chez eux ni aux États-Unis, puissent rebâtir leur vie ailleurs.
Deux millions de pauvres, soit 22 % de la population
En soixante-dix ans, le nouvel État s’est métamorphosé. Sa population est passée d’un million d’habitants à près de neuf. Son produit intérieur brut par habitant frôle les 40 000 dollars (près de 33 000 euros), le classant à la vingt-sixième place mondiale. Son économie a particulièrement bien résisté à la crise : sa croissance moyenne depuis 2009 dépasse les 3,5 %. Le chômage stagne autour de 4 % et l’inflation est quasi nulle.
Ces performances économiques dissimulent néanmoins de plus tristes records. Israël arrive en tête du classement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour la pauvreté, avec près de deux millions de pauvres, soit 22 % de la population. Et il en occupe le huitième rang en matière d’inégalités. Parmi les victimes figurent d’abord les Arabes, mais aussi les Juifs orientaux et ultraorthodoxes – sans oublier les survivants de la Shoah !
800 000 Palestiniens expulsés devinrent des réfugiés
Ainsi se lève un coin du voile sur une réalité méconnue : les contradictions aiguës qui menacent la cohésion d’une société formée de vagues d’immigration hétérogènes. Elles opposent Juifs et Arabes, Juifs européens et orientaux, laïques et religieux. L’ethnocratie ashkénaze (occidentale) protège son pouvoir contre tous les autres. Palestiniens et Orientaux défendent leurs (rares) acquis. Les Russes aspirent à un rôle dirigeant.
Selon certains, cette mosaïque éclatée ne « tient » que grâce au conflit. Et, de fait, depuis sa naissance, Israël est allé de guerre en guerre, la plupart à son initiative – sauf en 1948 et en 1973. L’origine de cet engrenage est connue : au lieu des deux États prévus par les Nations unies le 29 novembre 1947, seul l’État juif vit le jour, augmenté d’un tiers. Non seulement le premier choc accoucha d’un État arabe mort-né, mais 800 000 Palestiniens expulsés devinrent des réfugiés. Ainsi le Proche-Orient entra dans une spirale d’hostilités sans fin.
De la colonisation à l’annexion
D’autant que, vingt ans plus tard, l’opération préventive lancée le 5 juin 1967 par Israël lui permit de quadrupler son territoire, avec le Sinaï égyptien et le Golan syrien, mais surtout le reste de la Palestine : Jérusalem-Est, la Cisjordanie et la bande de Gaza. Et, après des décennies de prétendu « processus de paix », on y compte plus de 700 000 colons juifs parfaitement illégaux.
Il y a pire : depuis 2015, la droite, l’extrême droite et les ultraorthodoxes s’engagent dans une inquiétante fuite en avant. Objectif : passer de la colonisation à l’annexion et des deux États à un seul, où les Palestiniens ne pourraient pas voter. Ils misent sur le soutien de Donald Trump et la complicité de Mohamed Ibn Salman, mais aussi sur la pusillanimité de la communauté internationale.
Cette radicalisation va de pair avec l’adoption par la Knesset d’un étonnant arsenal liberticide pour faire face, au cas où. Avec ce monument unique au monde : une loi permettant à 90 députés d’exclure du Parlement… les 30 autres !
Un régime d’apartheid
À supposer qu’il soit payant, ce calcul pose néanmoins un problème fondamental : le sionisme, qui se fixait pour but la création d’un État à majorité juive, finirait ainsi par créer un État juif… à majorité arabe. Bref, un régime d’apartheid, près de trente ans après la disparition de celui de l’Afrique du Sud…
Theodor Herzl doit se retourner dans sa tombe. Croyait-il à la fiction d’« une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ? L’histoire, entre-temps, a montré qu’il fallait compter avec les autochtones. Qui plus est : la seule chance d’insertion durable d’Israël dans son environnement arabo-musulman est de négocier une paix solide, donc juste, avec ses voisins, en premier lieu palestiniens. Sinon, Israël travaillera contre Israël…
(*) Cette tribune a été publiée dans le n°2991 de Jeune Afrique
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