Carnage d’impies

Publié le 1 août 2005 Lecture : 4 minutes.

Le hasard a voulu qu’il revienne à un Africain, le ministre gabonais des Affaires étrangères Jean Ping, de présenter, le 23 juillet à New York, le projet de déclaration finale sur la réforme de l’ONU, qui sera soumis à l’Assemblée générale en septembre prochain. Président en exercice de cette même AG, Ping s’est fait par la même occasion le porte-parole d’une définition enfin commune, et que l’on espère consensuelle, du terrorisme, après plus de dix ans de blocage. Instant « historique », ainsi que n’a pas hésité à le qualifier le secrétaire général Kofi Annan, dont la propre formulation du terrorisme, proposée en mars dernier, n’avait pas, une fois de plus, recueilli l’unanimité ? Chacun aura remarqué que cette tentative de codification intervient dans un contexte émotionnel précis – les attentats de Londres et de Charm el-Cheikh – alors que le désarroi de la communauté internationale face à un terrorisme de plus en plus multiforme et insaisissable n’a jamais été aussi fort. En d’autres termes : le moment n’était peut-être pas le mieux choisi pour la sérénité des débats.
Selon ce projet de déclaration, peut être qualifié de terroriste « tout acte commis dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves à des civils ou à des non-combattants, lorsque l’objectif de cet acte, par sa nature ou son contexte, est d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire ». Cette définition vient en complément d’une pétition de principe, énoncée au paragraphe précédent : « Prendre pour cible et massacrer délibérément des civils et des non-combattants ne saurait être justifié ou légitimé par quelque cause ou grief que ce soit ». Formulation globale donc, « opérationnelle » en ce sens qu’elle conviendra sans nul doute aux desiderata des États-Unis en la matière, mais, aussi, discriminatoire et quelque peu angélique. Outre le fait que le « terrorisme d’État », même si l’on peut convenir qu’il relève du droit international, n’est pas inclus dans cette définition, la raison pour laquelle un certain nombre de pays, notamment arabes, bloquaient depuis plus d’une décennie tout débat sur ce sujet – le risque d’amalgame entre luttes de libération nationale et terrorisme – est ici passée par pertes et profits. Tout comme l’est la notion de « terrorisme de guerre », en l’occurrence les actes de violence commis par des militaires contre des civils en Irak, en Palestine, en Tchétchénie ou ailleurs. Pour être clair : un civil tué à Jenine, Grozny ou Bagdad sera considéré comme une victime du terrorisme s’il meurt dans l’explosion d’un véhicule kamikaze ; en revanche, si son décès survient dans le cadre d’un bombardement effectué par une armée d’occupation, son cas relèvera du simple dommage collatéral.
Dans son projet de définition de mars 2005, repris pour l’essentiel par la proposition Ping, Kofi Annan avait écarté l’objection en quelques lignes : « Le droit de résister à l’occupation doit être entendu dans son sens véritable. Il ne peut s’étendre au droit de tuer ou de blesser intentionnellement des civils ou des non-combattants. » Fort bien. Mais comment ne pas relever que la notion même de civil-non combattant, dont on voit bien qu’elle a été forgée pour complaire aux États-Unis et à Israël puisqu’elle recouvre manifestement les réservistes de Tsahal et les colons armés de Cisjordanie, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout ? À cette aune, les résistants français (et européens) qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, n’hésitaient pas à tuer des fonctionnaires civils allemands dans les territoires occupés par l’armée nazie ne devraient-ils pas, eux aussi, être qualifiés de terroristes ? Existerait-il, en fonction du jugement de l’Histoire, des bons et des mauvais terroristes ?
Vu de Charm el-Cheikh, du métro de Londres ou des rues de Bagdad, le débat paraît, certes, irréel. La version djihadiste du terrorisme, telle que la pratique Zarqaoui et que la préconisent Ben Laden et Zawahiri, s’en prend systématiquement aux civils. Par le biais de la violence spectacle et de ce que Gilles Kepel appelle « le carnage d’impies » – non-musulmans et musulmans non djihadistes -, il s’agit de réussir là où la mobilisation politique et les foyers de guérilla islamistes des années 1990 ont échoué : renverser les régimes honnis d’Arabie saoudite, d’Égypte et d’ailleurs, et punir ceux qui les protègent. Sur les kamikazes d’al-Qaïda, la répression est aussi inopérante que les résolutions onusiennes et les anathèmes dérisoires formulés par les « chefs croisés » – « diabolique » (Jack Straw), « barbare » (Jacques Chirac), « infernal » (George Bush). Quand la mort est à la fois un accomplissement, une délivrance et une porte ouverte sur le paradis, que vaut la vie ?
Autant dire donc que le projet de définition du terrorisme qui sera soumis en septembre à la réunion plénière de l’Assemblée générale de l’ONU ne fera guère frémir dans les grottes du Nord-Pakistan, dans les caches du Triangle sunnite et dans toutes ces banlieues de l’islam où se fabriquent les candidats au suicide. Tout juste relèvera-t-on que, dans un sursaut de réalisme, les rédacteurs onusiens affirment « tenir pleinement compte de la nécessité de combattre les facteurs qui peuvent contribuer au terrorisme, dont la pauvreté, l’injustice politique et économique et l’occupation étrangère ». Cela dit en passant, et par acquit de conscience. Par les temps qui courent à New York, avec une ONU aux ordres et un secrétaire général assujetti, mieux valait ne pas s’appesantir sur l’essentiel.

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