Maroc-Iran : les dessous d’une rupture
Le Maroc a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran le 1er mai, arguant du soutien militaire de Téhéran au Polisario. Les pièces du dossier d’accusation que Nasser Bourita a présenté à Javad Zarif et que JA a pu consulter sont troublantes.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 7 mai 2018 Lecture : 4 minutes.
Édito. Nasser Bourita ne s’est jamais pris pour James Bond. Mais en cet après-midi moite du 30 avril 2018, alors que son avion décolle de l’aéroport Maya-Maya de Brazzaville – où il vient d’accompagner le roi Mohammed VI pendant trois jours de visite officielle –, le ministre marocain des Affaires étrangères sait que la partie qui s’annonce ne sera pas facile. Sa mission : se rendre à Téhéran, y rencontrer son homologue et lui annoncer la décision du royaume de rompre toute relation diplomatique avec l’Iran.
Le diplomate de 48 ans ne voyage pas les mains vides : dans son attaché-case, un dossier, des documents, des photos censés prouver les liens étroits entre le parti chiite libanais Hezbollah – particulièrement sa branche militaire – et les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, basés en Algérie. Lorsqu’il en prend connaissance, le ministre iranien des Affaires étrangères, le très policé Javad Zarif, ne bronche pas. Il ne dément pas non plus. Tout juste tente-t-il d’expliquer à Bourita que, contrairement aux apparences et aux liens congénitaux qui les unissent, Téhéran ne contrôle pas toutes les activités du Hezbollah. Lorsque le Marocain lui cite les noms de diplomates iraniens en poste à Alger impliqués dans la collusion avec le Polisario, Zarif s’étonne : il s’agit certainement d’électrons libres, dit-il, sur les agissements desquels il promet d’enquêter.
Guérilla
Ces arguments, auxquels il s’attendait, ne convainquent évidemment pas Bourita. Annoncé le 1er mai à Rabat, l’acte de rupture n’a d’ailleurs jamais été considéré comme négociable par une partie marocaine sûre de son bien-fondé. Restent les démentis attendus – ceux du Hezbollah, de l’Iran et de l’Algérie, qui s’offusque d’être indirectement accusée – et les mises en contexte géopolitique des analystes, lesquels ont bientôt fait de placer cet incident dans le cadre de l’offensive américano-israélo-saoudienne contre l’Iran et son programme nucléaire. Dans celui, aussi, d’une volonté de rapprochement entre Rabat et Riyad.
Restent surtout les faits, les pièces du dossier d’accusation que Nasser Bourita a présenté à Javad Zarif et que JA a pu consulter : force est de reconnaître qu’ils sont troublants. La première alerte, pour les services marocains, survient en novembre 2016 quand apparaît à Beyrouth, sous l’égide du Hezbollah, un comité de soutien au peuple sahraoui dont les activités, officiellement culturelles, sont largement relayées par les médias proches du parti de Hassan Nasrallah. Le breaking point survient quatre mois plus tard avec l’arrestation à l’aéroport de Casablanca, par lequel il transite entre Conakry et Beyrouth, de l’un des principaux financiers du Hezbollah, l’homme d’affaires libanais Kassim Tajeddine.
Tajeddine, qui possède également les nationalités belge et sierra-léonaise, a fait fortune en Afrique subsaharienne, notamment en RD Congo, où il possède une importante chaîne de distribution. Il fait, surtout, l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par Interpol à la demande des Américains pour « financement d’activités terroristes, fraude et blanchiment ». Incarcéré, interrogé par la police marocaine, il est extradé vers les États-Unis le 23 mars 2017.
L’irruption d’un nouvel acteur militaire dans une crise aussi volatile que celle du Sahara est potentiellement explosive
Pour le Hezbollah, c’est une déclaration de guerre. Dès lors, tout s’accélère. Au cours de la deuxième quinzaine de mai, une mission du Polisario est repérée dans le bastion chiite de Beyrouth-Ouest. Les noms de ceux qui la conduisent sont soigneusement notés – en particulier ceux de Mustapha Mohamed El Amine, représentant du Front pour le Moyen-Orient, et du conseiller en communication Lahritani Ould Lahcen – ainsi que ceux de leurs hôtes : des responsables du Hezbollah chargés des opérations extérieures. Si l’on en croit les documents consultés par JA, deux délégations de la branche armée du « parti de Dieu » se seraient rendues en juillet et en août 2017 dans les camps du Polisario de la région de Tindouf pour y sélectionner des stagiaires susceptibles de participer à des entraînements de guérilla urbaine.
Plus grave, début avril 2018, en marge d’une réunion tenue entre des cadres de la commission militaire du Hezbollah et les responsables des sept régions des camps de Tindouf, une livraison de missiles Sam 7, 9 et 11 ainsi que de lance-roquettes aurait été effectuée dans un centre d’instruction secret « quelque part à l’est » de cette localité algérienne. À la manœuvre : le numéro deux de l’ambassade d’Iran à Alger, Amir Moussaoui, officiellement conseiller culturel, en réalité cadre important du corps des Pasdaran – c’est tout au moins ce dont sont persuadés les services marocains.
Pyromanie
Certes, d’Alger à Téhéran en passant par Beyrouth, tout le monde nie : c’est la règle du jeu. Et nul n’a oublié que, de 2009 à 2014, les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Iran avaient déjà été rompues, Rabat reprochant aux diplomates de ce dernier pays leur prosélytisme politico-religieux effréné. Il est clair cependant que l’irruption d’un nouvel acteur militaire dans une crise aussi volatile que celle du Sahara est potentiellement explosive.
Un million de tonnes d’armes ont disparu des arsenaux libyens après la chute de Kadhafi avant d’être disséminées dans toute la région*. Dans ce contexte, vouloir venger une extradition et « punir » un État pour son influence en matière de propagation d’un islam des lumières en jetant de l’huile sur les braises relève de la pyromanie.
* Lire à ce sujet le constat alarmant du Project Safte (UE/Sipri) : « Illicit firearms circulation in North Africa » (avril 2018).
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