Qui sont les expatriés européens ?

Estimé à plusieurs dizaines de milliers de personnes, leur nombre est en constante augmentation depuis plusieurs années. Mais tous ne sont pas – il s’en faut – des dirigeants d’entreprise recrutés à prix d’or

Publié le 31 juillet 2006 Lecture : 11 minutes.

Mohamed Belhadj n’a jamais vu autant d’expatriés dans la banlieue nord de Tunis, où il est né il y a plus de soixante-dix ans. Les Européens, surtout, ne résistent pas au charme de ces coquettes stations que sont Carthage, Amilcar, Sidi Bou Saïd, La Marsa ou Gammarth. « Les agences immobilières poussent comme des champignons, et les prix des loyers flambent », observe-t-il.
Ces villes résidentielles et même franchement huppées – de nombreux diplomates y ont élu domicile – ont, il est vrai, de nombreux atouts : elles conservent un visage humain, sont proches de la capitale et de l’aéroport, pas très éloignées du quartier d’affaires des Berges du Lac et disposent d’un accès commode aux zones industrielles du Grand Tunis. Dans cette enclave dorée, les expatriés, parmi lesquels beaucoup de chefs d’entreprise ?offshore et de cadres supérieurs, sont chez eux. Ils ont leurs écoles (que fréquentent aussi, quand même, certains élèves tunisiens), leurs cercles mondains, leurs moniteurs de tennis eux-mêmes expatriés Les familles se fréquentent, font du sport ensemble, partent en week-end ensemble ou jouent au golf, ensemble, à La Soukra, à quelques kilomètres de là. « Nous avons longtemps habité Bizerte, où j’ai mon usine, explique un gérant d’entreprise, mais nous avons fini par nous installer ici, parce que nous y avons des amis et qu’on ne s’ennuie pas. L’inconvénient, c’est que je dois parcourir 120 km, aller-retour, pour aller travailler. » Ici, le pouvoir d’achat – celui des étrangers, bien sûr, mais aussi celui des Tunisiens – est sans doute le plus élevé du pays. Carrefour ne s’y est pas trompé lorsqu’il a ouvert un hypermarché sur la route de La Marsa.
Aussi nombreux soient-ils, les expatriés européens de la banlieue nord de Tunis ne sont cependant pas représentatifs de l’ensemble des communautés étrangères établies en Tunisie. Les deux principales sont la française et l’italienne. Il en est ainsi depuis la fin du XIXe siècle, avec d’abord la colonisation française, puis les convoitises de l’Italie fasciste sur cette côte africaine si proche de la Sicile. À la veille de l’indépendance, en 1956, 255 000 Européens étaient installés en Tunisie, dont 180 000 Français et 67 000 Italiens. Dans les années 1960, ce nombre s’est réduit à quelques milliers, la grande majorité des Français et des Italiens (pour la plupart naturalisés français), rebutés par la « tunisification » de l’administration, les nationalisations et la politique de collectivisation socialiste, ayant préféré rentrer dans leurs pays respectifs.
Depuis l’ouverture progressive de l’économie, à partir de 1972, puis l’afflux des investissements étrangers, une nouvelle génération d’Européens « détachés » a fait son apparition. Dans ses rangs, beaucoup d’enseignants, de cadres supérieurs et d’entrepreneurs, mais aussi d’émigrés de retour dans leur pays natal avec la nationalité de leurs ex-pays d’accueil. Beaucoup ont épousé des Européennes et ont des enfants binationaux. Aujourd’hui, le nombre des Européens établis en Tunisie est estimé à moins de 30 000, compte non tenu de ceux qui ne sont pas immatriculés dans leurs consulats respectifs, cet acte n’étant pas obligatoire (10 000 Français seraient notamment dans ce cas). La majorité est installée dans le Grand Tunis et le long du littoral (entre Bizerte et Sfax, en passant par le Cap Bon, Sousse et Monastir), où se concentre l’essentiel des activités économiques et touristiques.
Les deux tiers sont des Français. Entre 1994 et 2006, le nombre des personnes enregistrées et recensées par les services consulaires de l’ambassade de France a augmenté de 66 %, passant de 12 000 à 20 000. Cette progression s’est accélérée au tournant des années 2000-2001 (+ 7 % par an). Parmi les Français établis en Tunisie, le pourcentage des expatriés ne cesse d’augmenter : 93 % en 2000, 95,5 % en 2002, 97 % en 2005. Les Français nés en Tunisie et y ayant fait souche avant l’indépendance ne représentent plus aujourd’hui que 3 % de l’ensemble. Et les binationaux, 70 %.
À en croire les statistiques consulaires, 45 % des actifs de nationalité française sont des cadres ou exercent des professions intellectuelles : enseignants, médecins, avocats, juristes, etc. ; 20 % sont des chefs d’entreprise (un tiers est dans le secteur industriel) et des commerçants ; et 19 % sont des employés. Le reste est constitué d’ouvriers et d’exploitants agricoles. Un peu plus des deux tiers (68 %) sont établis dans le Grand Tunis, les autres à Sousse (8 %), Nabeul (6 %), Monastir (6 %) et Sfax (3 %).
La France est le premier client et premier fournisseur de la Tunisie. Sur 2 703 entreprises étrangères travaillant dans ce pays, 1 095 sont détenues, en totalité ou en partie (au moins 10 %), par des capitaux français. Les entreprises françaises (qui emploient, au total, 93 000 personnes) sont à 75 % tournées vers l’exportation de biens et bénéficient des incitations à l’investissement.
Grâce à leur connaissance du terrain, certains patrons français ont joué le rôle de poissons-pilotes des investissements directs étrangers. Gaby Lopez est l’un d’eux. Cadre dans un grand groupe français qui a ouvert une usine à Tunis, il a par la suite été appelé à la rescousse d’une autre entreprise française, qu’il a aidée à créer deux unités de production dans des secteurs de pointe, dont il assure aujourd’hui la direction. « Ce que j’aime faire, raconte Lopez, qui a auparavant travaillé en Chine et au Brésil, c’est de démarrer des projets, de constituer des équipes. »
Au consulat d’Italie, 2 811 personnes sont immatriculées. Un chiffre sans doute très en deçà de la réalité, les Italiens étant, comme l’on sait, peu portés sur les formalités administratives. « La partie la plus importante de la communauté, dit-on à l’ambassade, est aujourd’hui constituée d’entrepreneurs et d’opérateurs économiques, en particulier dans les secteurs du textile, de l’énergie et des transports. » 592 entreprises italiennes sont, à ce jour, implantées en Tunisie. Parmi elles, le prestigieux groupe de prêt-à-porter Benetton et la compagnie pétrolière Agip, mais aussi beaucoup de PME très dynamiques.
Les communautés belge, allemande, britannique et espagnole sont beaucoup plus récentes. 1 170 ressortissants belges – dont 75 % de binationaux – sont enregistrés à leur ambassade. Ils sont le plus souvent patrons, gérants ou cadres dans les 211 entreprises à capitaux belges travaillant en Tunisie, notamment dans le textile et le tourisme. Phénomène nouveau, de plus en plus de retraités belges résident de façon permanente dans les stations balnéaires locales.
L’ambassade d’Allemagne estime quant à elle à un millier le nombre de ses ressortissants – dirigeants d’entreprise et cadres supérieurs dans leur majorité – immatriculés auprès des services consulaires. 260 entreprises à capitaux allemands sont installées en Tunisie, surtout dans le textile et l’électronique. On recense par ailleurs quelque 350 experts détachés pour des périodes plus ou moins longues auprès de divers organismes tunisiens, notamment par le biais de GTZ, un organisme allemand de coopération.
La communauté britannique est encore plus récente : 76 entreprises implantées, en premier lieu British Gas, dont l’investissement dans le secteur de l’énergie est à ce jour le plus important jamais réalisé en Tunisie, et 800 ressortissants immatriculés à l’ambassade. La communauté espagnole ne compte que 532 personnes, pour 51 entreprises implantées. Elle est toutefois en légère progression par rapport aux années 1990. Curiosité : dix-sept religieuses travaillent dans diverses uvres sociales et éducatives. Les communautés portugaise, néerlandaise, luxembourgeoise, maltaise, polonaise et tchèque ne comptent que quelques dizaines de membres.
Très diverses, les communautés européennes ne sont que très peu intégrées à la population locale, à la différence, bien sûr, des binationaux, qui parlent la langue et peuvent s’appuyer sur un milieu familial. Les épouses de ces derniers ont davantage de mal. L’une d’elles explique : « Certaines d’entre nous s’immergent complètement dans leur nouvel environnement ; d’autres ont du mal à surmonter le choc culturel ; et d’autres, les plus nombreuses, s’adaptent progressivement et apprennent à faire la part des choses. »
Les expatriés détachés comme les privilégiés de la banlieue nord de Tunis rencontrent rarement leurs compatriotes binationaux. Et encore plus rarement la population locale, bien que le français soit ici d’usage courant. « Ils ont tendance à se retrouver entre eux et s’intéressent peu à la vie culturelle de la capitale, explique une Française mariée à un Tunisien. Et puis, tout le monde n’a pas les mêmes moyens et ne fréquente pas les mêmes endroits. »
Binationaux et détachés forment deux mondes distincts, en dépit de l’existence, pour les Français et les Italiens, d’associations où ils peuvent se retrouver. Outre la défense de leurs intérêts généraux, celles-ci s’occupent de l’éducation des enfants et des problèmes d’assurance-maladie, par exemple. Ce sont des lieux de rencontre où l’on échange numéros de téléphone et adresses utiles. Les mamans promènent ensemble les enfants, fréquentent les salles de sport et organisent des repas chez l’une ou chez l’autre. « On ne se fait peut-être pas de véritables amies, raconte une mère de famille, mais au moins on se sent moins seules. »
Les Français disposent de deux associations (de droit tunisien) de ce type : l’Association démocratique des Français de l’étranger (ADFE) et l’Union des Français de l’étranger (UFE). Il y a aussi Tunis Accueil, sorte de club surtout fréquenté par les épouses de dirigeants d’entreprise qui, ne travaillant pas, se portent volontaires pour informer les nouveaux arrivants et les aider à s’installer.
La communauté italienne, pour sa part, a une longue tradition associative et culturelle, avec le Club du cercle italien, la société culturelle Dante Alighieri et le Comité des Italiennes mariées à des Tunisiens, fondé en 1994. Les établissements scolaires français sont le principal point de ralliement des familles francophones, tandis que les anglophones se retrouvent à l’école américaine de La Marsa. Les Italiens ont aussi leur propre école primaire. Coiffé par l’Institut français de coopération, qui dépend de l’ambassade, le système français compte sept écoles primaires (à Tunis, Sousse, Nabeul, Mégrine, Bizerte et La Marsa), dont plusieurs sont pourvues de sections maternelles, deux lycées (La Marsa, Tunis) et un collège (Sousse). Ces établissements scolarisent au total 4 655 élèves et comptent 570 enseignants et personnels d’encadrement.
Pour les inscriptions, les petits Français sont évidemment prioritaires, mais certains établissements accueillent jusqu’à cinquante nationalités, surtout depuis le transfert provisoire à Tunis du siège de la Banque africaine de développement (BAD), qui emploie plus d’un millier de personnes.
Les associations de parents d’élèves se plaignent d’une baisse de la qualité de l’enseignement, même si les taux de réussite aux examens restent plus élevés que la moyenne française. Elles se plaignent aussi du niveau élevé des frais de scolarité : entre 840 euros et 3 300 euros par an. Entre 2004-2005 et 2005-2006, ceux-ci ont, il est vrai, sensiblement augmenté : entre 10 % et 15 %, alors que le taux d’inflation local a été à peine supérieur à 2 %. Les familles bénéficient de bourses et d’allocations diverses qui permettent d’amortir le coût (jusqu’à 100 % des frais de scolarité), mais toutes n’y ont pas droit, ce qui constitue un handicap pour les binationaux. Des associations comme l’ADFE réclament la gratuité totale de l’enseignement pour les ?élèves français. Quand les familles ?ne bénéficient pas de bourses, il arrive que les frais soient contractuellement remboursés par l’employeur. Au lycée Pierre-Mendès-France (ex-Carnot) ?de Tunis, les étrangers paient ?trois fois plus que les Français.
Nous avons interrogé plusieurs dizaines d’expatriés au cours de notre enquête. Tous, ou presque, ont insisté pour ne pas être nommément cités. « Ne donnez pas mon nom, même si mon opinion sur la Tunisie est flatteuse, explique un Français. Mais je sais qu’il suffit d’un mot mal interprété pour se retrouver dans une situation embarrassante. Il nous est interdit de nous mêler des affaires tunisiennes et d’émettre des opinions personnelles sur la politique. Nous n’avons pas à porter de jugement. »
La sécurité qui prévaut en Tunisie est particulièrement appréciée. « Jamais je ne me suis trouvé en situation d’avoir peur », se réjouit un ingénieur en électronique. « Ce que j’apprécie le plus, renchérit un Belge, c’est qu’on ne sent aucune animosité au sein de la population locale, même si, comme partout, il arrive qu’on tombe sur des cons. » Ce satisfecit est tempéré par un autre expatrié établi en Tunisie depuis une vingtaine d’années. « La cellule familiale s’est réduite, dit-il. On veut avoir accès à la consommation, aux loisirs. Si le revenu n’est pas suffisant, la femme doit travailler. Il y a donc un stress permanent, une agressivité qui n’existaient pas avant. Cette dernière se manifeste notamment au volant, même chez des gens habituellement polis. »
Mais n’exagérons rien : dans l’ensemble, tout va bien. « Plages, montagnes, sites archéologiques Le nombre des endroits à visiter est extraordinaire, s’extasie un chef d’entreprise allemand. Avec mes amis expatriés, nous avons parcouru le pays en tous sens, ce que font rarement les Tunisiens. » « La qualité de vie est bonne, confirme un Belge. Les Tunisiens vivent bien, même s’ils ont des problèmes d’argent. Ils apprécient la vie, font la fête et sont hospitaliers. Je suis si souvent invité que, si je me laissais faire, je ne serais jamais à la maison. » « Les enfants sont bien élevés, observe par ailleurs une institutrice française, ce qui témoigne d’un bon niveau d’éducation. Mais ils sont plus polis à la campagne qu’à Tunis. »
Ce qu’ils apprécient le moins : les « lourdeurs bureaucratiques », notamment pour le renouvellement, chaque année (tous les deux ans pour les conjointes de Tunisiens) de leurs cartes de séjour. Pour les postes de direction, les sociétés travaillant en offshore ne peuvent détacher ou recruter que quatre expatriés, au maximum. Aucune importance, commente le gérant de l’une d’elles, dans la mesure où les entreprises se sont justement délocalisées pour pouvoir utiliser une main-d’uvre locale moins chère. Et puis, il est toujours possible de dépêcher en Tunisie des spécialistes travaillant au siège de la société, en Europe, pour des missions ponctuelles (trois mois, maximum).
Bien que la Tunisie soit classée parmi les pays les moins chers pour les expatriés (voir encadré), tout le monde s’accorde à trouver le coût de la vie excessif. « Douze dinars [environ 7 euros] le kilo d’agneau et jusqu’à 30 dinars le kilo de poisson, c’est cher, calcule un détaché français. Depuis sept ans que je suis ici, j’ai vu le coût de la vie grimper très vite. Avec un salaire de 500 dinars, une famille tunisienne doit avoir du mal à s’en sortir. Et pour les expatriés, les loyers sont relativement chers. » Quant à la presse locale, mieux vaut ne pas en parler : « Les quotidiens tunisiens, je me contente de jeter un coup d’il dessus. Ils se ressemblent tous et ne rapportent que des choses positives. Heureusement qu’il y a la télévision par satellite et l’Internet pour se tenir informé. »

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