Maroc : « Le boycott des produits alimentaires est dirigé contre des personnes anti-PJD »

Le sociologue Abderrahmane Rachik ne mâche pas ses mots. La campagne de boycott qui agite le Maroc depuis trois semaines obéit selon lui à une stratégie dissimulée autre que la défense des droits du peuple. Interview.

Pour le sociologue marocain, Abderrahmane Rachik ,  cette campagne de boycott est dirigée contre des personnes connues pour leurs positions négatives à l’égard des islamistes du Parti justice et développement (PJD). © YouTube/ Abdou Rachik

Pour le sociologue marocain, Abderrahmane Rachik , cette campagne de boycott est dirigée contre des personnes connues pour leurs positions négatives à l’égard des islamistes du Parti justice et développement (PJD). © YouTube/ Abdou Rachik

ProfilAuteur_NadiaLamlili

Publié le 12 mai 2018 Lecture : 6 minutes.

C’est une forme de contestation inédite qui agite le Maroc. Lancée il y trois semaines sur les réseaux sociaux, un appel au boycott a visé les stations-service Afriquia, l’eau Sidi Ali des Eaux minérales d’Oulmès, et le lait de Centrale Danone, tous trois leaders sur le marché marocain. À la veille début du mois de Ramadan, période de grande consommation, le mouvement continue de se durcir au milieu d’une cacophonie gouvernementale incroyable.

Pour Jeune Afrique, le sociologue et urbaniste Abderrahmane Rachik, spécialiste des mouvements de protestation au Maroc, décrypte les faces cachées de cette étonnante mobilisation.

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Jeune Afrique : Les initiateurs de cette campagne qui mobilise fortement demeurent anonymes. Comment expliquer leur succès ? 

Abderrahmane Rachik : En effet, les initiateurs de cette campagne demeurent anonymes. Il faut dire que nous avons déjà assisté à l’organisation d’une manifestation anonyme dans l’espace public à Casablanca, le 18 septembre 2016, qui avait mobilisé des autobus et des habitants qui n’avaient pas su pourquoi ils étaient dans la rue. On a compris par la suite que c’était contre le chef de gouvernement Abdelilah Benkirane. On peut donc se poser la question de qui a intérêt à boycotter les trois marques commerciales ciblées. Le constat que je fais est que cette campagne est dirigée contre des personnes connues pour leurs positions négatives à l’égard du Parti de la justice et du développement (PJD).

À qui faites-vous allusion ? 

Ce n’est pas la première campagne contre le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, président du Rassemblement national des indépendants (RNI), et sa compagnie pétrolière Afriquia. En 2016, après la victoire électorale du PJD et le blocage qui s’en est suivi lors de la négociation pour la formation d’un gouvernement de coalition par Benkirane, une milice électronique avait appelé à boycotter la compagnie Afriquia

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Mais la campagne de boycott n’a pas pris. Sa diffusion n’était pas contagieuse comme la campagne actuelle. Elle a échoué, parce qu’elle a été isolée et ponctuelle. Sur Facebook, les internautes ont également choisi de lancer un appel au boycott contre la Centrale Danone et la société d’eau minérale, Sidi Ali, personnifiée par Miriem Bensalah Chaqroun, qui est aussi la dirigeante de la confédération patronale (CGEM). Celle-ci est perçue comme une femme moderniste, anti-PJD. L’origine du problème pourrait s’expliquer dans une vidéo diffusée en février dernier sur les réseaux sociaux et qui a galvanisé les internautes plutôt machos et misogynes. Dans cette vidéo, prise lors d’une grande réunion publique, Miriem Bensalah Chaqroun blâmait le président de la province de Errachidia qui lui avait reproché de parler en français, une langue qu’il disait « ne pas comprendre ». 

Si on admet qu’il n’y a pas d’arrière-pensées chez les personnes ayant lancé cette campagne de boycott sur Facebook, nous sommes en droit de nous poser cette question : pourquoi le choix de boycotter trois entreprises nationales en favorisant les autres (nationales et étrangères) qui commercialisent le même produit ? Le choix de Akhannouch et de Miriem Bensaleh Chaqroun est-il le fruit du hasard ? Mieux encore, la Centrale Danone a affirmé dans un communiqué que le prix du lait est resté inchangé depuis juillet 2013, en dépit d’une hausse continue de ses coûts.

Les classes pauvres et fragiles ne boivent pas l’eau minérale Sidi Ali

Soupçonnez-vous des objectifs politiques ? 

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Le discours véhiculé sur les réseaux sociaux relatif à la défense du pouvoir d’achat des catégories sociales populaire n’est plus légitime, à mon avis. Les classes pauvres et fragiles boivent-elles de l’eau minérale Sidi Ali ? L’eau minérale est-elle un produit de première nécessité pour les pauvres ? Certes, la défense des catégories sociales fragiles est légitime. Je peux, par exemple, comprendre qu’on dénonce l’augmentation du prix des lentilles ou de la sardine, qui sont plutôt importants dans la vie quotidienne des catégories pauvres. Mais le boycott de l’eau minérale, et plus particulièrement de Sidi Ali, relève plutôt d’une autre stratégie dissimulée que de la défense du pouvoir d’achat du « peuple ».

L’échec de la mobilisation sociale virtuelle passe inaperçu. Mais quand l’appel au boycott se généralise, il fait beaucoup de mal aux personnes physiques [le management de ces entreprises, ndlr], ainsi qu’à l’image de marque du produit et à sa commercialisation. Les effets peuvent se ressentir également sur l’économie du pays en général.

Quelle lecture faites-vous de la réaction de l’État face à cette campagne ? 

Il faut dire qu’il y a une très mauvaise gestion de la protestation sociale sur Facebook par l’État. D’abord un silence officiel total [État, gouvernement, partis politiques, syndicats…, ndlr], comme si rien ne se passait, en comptant sur un boycott passager, éphémère. Puis des déclarations politiques perçues par les protestataires comme une stigmatisation de leur mouvement. Je me demande s’il s’agit d’un manque d’expérience, d’incompétence ou tout simplement d’une mauvaise gestion politique d’une crise nouvelle. 

On est passé de la conquête de l’espace public vers un espace virtuel de protestation

Ce n’est pas la première fois que le Maroc connaît une mobilisation contre la cherté de la vie. Mais c’est la première fois que les initiateurs de ce boycott appellent à ne surtout pas descendre dans la rue. Comment analysez-vous cela ? Est-ce pour contourner une quelconque confrontation avec les forces de l’ordre ? 

Une nouvelle forme sociale de protestation pacifique s’est installée depuis la seconde moitié des années 1990. Actuellement, on assiste au passage de la conquête de l’espace public vers un espace virtuel de protestation. Il y a d’abord un manque de confiance terrible en la classe politique, les organisations syndicales et le tissu associatif qui se manifeste à travers les réseaux sociaux. La montée de l’individualisme, plus particulièrement dans les grandes villes, correspondant à un repli de la population sur la cellule familiale et le rejet ou du moins la méfiance par rapport aux individus étrangers à la famille. Ceci se combine avec le retour de bâton, comme la répression récurrente des jeunes diplômés chômeurs, après une montée fulgurante, depuis 2005-2006 du mécontentement du rythme des manifestations, sit-in et marches dans l’espace public atteignant une moyenne annuelle de 20 000 protestations collectives.

Un appel à manifester dans les rues serait fatalement un échec pour les organisateurs

Depuis les grèves des diplômés chômeurs du début des années 2000 jusqu’au « Hirak de Jérada », quel regard portez-vous sur l’évolution des manifestations au Maroc ?  

Je pense que tous les moyens sont bons pour exprimer son mécontentement individuel, plus particulièrement les jeunes traversant un moment d’incertitude, sans emploi, sans formation, sans diplôme : le taux des jeunes âgés de 15 à 24 ans qui ne travaillent pas, ne sont pas à l’école et ne suivent aucune formation est de l’ordre de 29,3 % en 2017, selon le Haut-Commissariat au Plan (HCP).

Dans cette campagne de boycott, on ne se mobilise pas contre l’État, le gouvernement, le Parlement ou la monarchie mais contre des symboles représentant la richesse économique

Les réseaux sociaux ont pour fonction d’additionner les mécontentements individuels pour en faire un mouvement collectif virtuel. Un appel à manifester dans les rues serait fatalement un échec pour les organisateurs, car la mobilisation virtuelle ne coûte rien à l’individu, contrairement à son expression réelle dans les rues de Casablanca ou de Rabat. La mobilisation réelle a un coût en termes de temps, d’argent, sans parler de la peur d’être fiché, des éventuels heurts avec les forces de l’ordre, les intimidations policières, voire les arrestations ou les condamnations. La mobilisation pour des enjeux internes à la société marocaine se base sur un choix rationnel de l’individu, alors que la mobilisation virtuelle reste encore émotionnelle. Dans cette campagne de boycott, on ne se mobilise pas contre l’État, le gouvernement, le Parlement ou la monarchie mais contre des symboles représentant la richesse économique.

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