Élections capitales

En se rendant aux urnes le 30 juillet, librement et démocratiquement pour la première fois depuis plus de quarante ans, le pays entend fermer la parenthèse de la guerre et des errements de tous ordres.

Publié le 31 juillet 2006 Lecture : 4 minutes.

Lorsque des élections générales, libres de surcroît – tout au moins en théorie -, sont organisées dans un pays privé de toute expression démocratique depuis plus de quarante ans, l’événement est forcément capital. En l’occurrence, il est sans doute le plus important sur le continent depuis le scrutin qui mit un terme au régime de l’apartheid en Afrique du Sud, en 1994. Car la double consultation – présidentielle et législatives – du 30 juillet 2006 ne concerne pas seulement vingt-cinq millions d’électeurs congolais avides de passer du statut de sujets à celui de citoyens, mais l’ensemble de l’Afrique centrale et, au-delà, une communauté internationale et onusienne directement intéressée par la stabilité de cet acteur géostratégique clé qu’est la RD Congo. Deux millions et demi de kilomètres carrés, neuf mille kilomètres de frontières, neuf États voisins, une richesse minérale et hydrographique insolente : ce pays, comme l’écrivait Frantz Fanon au début des années 1960, est un peu « la gâchette de l’Afrique », un détonateur du pire et peut-être, demain, du meilleur.
On comprend mieux le volontarisme forcené de Kofi Annan et des grands partenaires étrangers de la RD Congo, lesquels ont pratiquement mis cet « état » (en minuscules et entre guillemets) sous tutelle afin d’imposer au forceps des élections inévitablement imparfaites, quand on observe le rôle qu’y joue l’ONU. Ici, son implication est à la fois historique et affective, avec un arrière-goût de revanche à prendre. Sa première intervention au Congo, de 1960 à 1964, fut la plus meurtrière de son histoire : quatre cents Casques bleus et un secrétaire général, Dag Hammarskjöld, y perdirent la vie. Elle fut, aussi, un échec. Trente-six ans plus tard, en 2000, l’ONU est de retour, et sa mission en RD Congo est désormais la plus importante au monde en termes de moyens humains et de coût financier. Pour Kofi Annan, qui dira adieu à New York à la fin de cette année et entend laisser une trace dans l’histoire de son continent, la réussite n’est pas seulement souhaitable. Elle est impérative.
Cette double volonté, à la fois des électeurs et de la communauté internationale, d’aller aux urnes et d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de ce pays sinistré est-elle relayée, accompagnée, amplifiée par la classe politique congolaise ? Hélas, rien n’est moins sûr. Entre coups bas et anathèmes, discours mégalomaniaques et achats de voix, la campagne électorale des candidats à la présidentielle et aux législatives n’a pas donné l’image minimale de la maturité. La plupart des politiciens congolais sont apparus tels qu’ils sont : nouveaux visages parfois, mais anciennes murs, faible leadership et, pour la quasi-totalité, absence sidérante de programme de gouvernement.
Les électeurs ont surtout vu s’agiter devant eux des marchands d’illusions dont les portraits ressemblent comme deux gouttes d’eau à leurs propres caricatures. Des girouettes formatées par des décennies de mobutisme et qui ne se fixent enfin à une opinion qu’une fois mortes ou immobilisées par la rouille. Même les leaders de la société civile ont failli. Prélats manuvriers, pasteurs scotchés à leur tiroir-caisse, mini-présidents-fondateurs d’ONG, caudillos de partis dont les mots d’ordre naviguent entre xénophobie et appel au boycottage : tous ou presque sont obsédés par l’argent et l’apparat, aucun ou presque n’a intériorisé le concept d’État et les valeurs d’abnégation au service d’une nation.
Pourtant, malgré le spectacle de cette classe politique versatile et en mal d’éthique, malgré le naufrage social, la perte des repères et la confusion des identités multiples – groupe, ethnie, région, nationalité -, la grande majorité des cinquante-cinq millions de Congolais semble croire en ces élections. Non parce qu’ils rêvent de lendemains enchanteurs. Les déceptions ont été trop nombreuses et beaucoup de Kinois ont fait leur cette petite phrase de l’un d’entre eux, citée par l’universitaire Buakasa Tulu Kia Mpasu : « Faut-il avancer ? Inutile, on n’y arrivera pas. Faut-il dormir alors ? Et si on ne revoyait pas la lumière du jour ? » Mais parce qu’ils rêvent de ce qu’ils pourraient être, des citoyens fortunés d’un eldorado enfin débarrassé de ses prédateurs. Le simple fait d’aller voter, de choisir entre Kabila, Bemba, Pay Pay, Ruberwa et les autres est un premier pas sur le chemin de la dignité retrouvée, la première pierre d’un nationalisme qui ne soit ni patrimonial, ni passéiste, ni xénophobe, mais tout simplement congolais. Chacun sait que, lorsqu’ils sont hors du pays, les Congolais se reconnaissent entre eux au premier coup d’il : d’un trottoir à l’autre, d’un quai de métro à l’autre. Question d’habitude, de look, affaire de manière d’être. Pendant des décennies, cette différence a été le refuge d’une fierté bafouée. Pourquoi ne s’exprimerait-elle pas désormais par une leçon de sagesse donnée à toute l’Afrique ?
Le dimanche 30 juillet, les Congolais ont enfin été appelés à se mêler de ce qui les regarde depuis toujours. Leur aspiration à la paix et au développement est immense, à l’exacte mesure des ambitions et de la démagogie de beaucoup de ceux qui sollicitent leurs suffrages. Quel qu’il soit, cependant, le futur élu ne sera plus en mesure de construire son pouvoir sur la tromperie, l’autoritarisme et le charlatanisme politique. Une page se tourne, et le nouveau président sera un homme que le choix des électeurs aura coincé contre un mur. « Une société n’est pas naturellement démocratique, elle le devient », a écrit le sociologue Alain Touraine. C’est ce moment précis que vit aujourd’hui la République démocratique du Congo. Pour le meilleur ou pour le pire.

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