[Édito] Russafrique
Business, armes et soft power : trente ans après la fin de la guerre froide, le pays de Vladimir Poutine plante son drapeau au cœur du continent.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 22 mai 2018 Lecture : 5 minutes.
Cela faisait vingt mois, depuis le retrait de l’opération Sangaris, que les Mirage français n’avaient pas montré le bout de leur fuselage dans le ciel centrafricain. Le 13 mai, venus de leur base de N’Djamena, ils ont survolé en rase-mottes la bourgade de Kaga Bandoro, à 300 km au nord de Bangui, semant la panique parmi les commerçants du marché et l’émoi chez les miliciens de l’ex-Séléka. Message sonore à double détente : signifier à ces derniers que l’armée française prendra pour cible les colonnes de pick-up de la rébellion, au cas où l’idée lui viendrait de mettre à exécution sa menace de fondre sur la capitale, et envoyer à l’« intrus » russe, nouvel acteur géopolitique sur la scène ouverte à tous les vents de cet État néant, le signal que Paris n’a pas renoncé à toute présence dans sa postcolonie.
Un vide à remplir
En matière de conseillers militaires demi-sel, encadreurs de gardes présidentielles, chiens de guerre recyclés et autres contractuels tatoués, la Centrafrique est un laboratoire quasi géologique. Première strate : les Français sous Kolingba, puis sont venus les Libyens sous Patassé, les Sud-Africains sous Bozizé, les Tchadiens sous Djotodia, les Rwandais (label onusien) sous Samba-Panza – et maintenant les ex-Spetsnaz russes.
D’un strict point de vue sécuritaire, on ne peut guère reprocher à Faustin Archange Touadéra d’avoir en quelque sorte rouvert les portes de l’Afrique subsaharienne aux militaires russes
Débarqués par petits groupes depuis six mois dans le sillage d’une importante livraison d’armes destinées à rééquiper ce qui reste de l’armée locale, ils sont aujourd’hui deux à trois centaines, répartis entre l’ancien palais de Bokassa à Berengo et celui de l’actuel président Touadéra – dont ils assurent la protection rapprochée – à Bangui. À leur tête : un ex-général, aujourd’hui conseiller du chef de l’État centrafricain. Même si leur arrivée a été négociée lors d’une rencontre entre Touadéra et le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, à Sotchi, en Crimée, en octobre 2017, le pedigree de ces professionnels, qui pour la plupart ont servi (et sévi) en Syrie, en Géorgie ou en Tchétchénie, n’a plus rien à voir avec celui de leurs lointains prédécesseurs soviétiques des années 1970. Employés par des sociétés privées appartenant à des oligarques proches du Kremlin, ils louent leurs gros bras ici, comme ils le feraient ailleurs.
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D’un strict point de vue sécuritaire, on ne peut guère reprocher à Faustin Archange Touadéra d’avoir en quelque sorte rouvert les portes de l’Afrique subsaharienne aux militaires russes, trente ans après la fin de la guerre froide. Les Français de Sangaris sont partis quasiment sans préavis, et les 12 000 Casques bleus de la Minusca (dont 4 000 à Bangui) passent l’essentiel de leur temps à assurer… leur propre protection. Lors du récent massacre des chrétiens de l’église Notre-Dame de Fatima, en plein cœur de la capitale, le 1er mai (25 morts, dont le curé de la paroisse, et 170 blessés), les hommes du général sénégalais Balla Keïta et du proconsul gabonais Parfait Onanga sont longtemps restés l’arme au pied. Tout comme ils sont souvent demeurés inactifs, faute de règles d’engagement adaptées, lorsque des communautés musulmanes ont été les cibles des tueurs anti-balaka.
Les Français pactisent avec la Séléka, l’ONU ne nous protège pas, les Russes vont nous sauver » : l’antienne fait florès dans les rues de la capitale
Les Forces armées centrafricaines n’existant pour l’essentiel que sur le papier, il y avait donc une menace directe sur la sécurité personnelle du chef de l’État et un vide que les Russes ont rempli. Si l’on exclut les habitants musulmans du PK5, bastion surarmé hostile à tout ce qui représente le pouvoir en place, la plupart des Banguissois ont pour ces ovnis venus du froid – et dont aucun ou presque ne parle français – les yeux de Chimène. Une russomania à la mesure du sentiment de défiance, voire d’hostilité exprimée à l’encontre de l’ancien colonisateur et du contingent multinational de la Minusca. « Les Français pactisent avec la Séléka, l’ONU ne nous protège pas, les Russes vont nous sauver » : l’antienne fait florès dans les rues de la capitale.
Une offre sécuritaire et économique
Pas plus que les autres puissances la Russie de Vladimir Poutine ne pose pourtant ses godillots en terre africaine par simple philanthropie. Avec les Spetsnaz débarquent des hommes d’affaires qui n’hésitent pas à aller négocier avec les chefs de l’ex- (ou néo, on ne sait plus) rébellion l’accès aux mines de diamants, aux gisements de pétrole, de platine et de mercure que ceux-ci contrôlent, quitte à partager les risques avec leurs collègues chinois. Après s’être heurtés à une fin de non-recevoir à Djibouti, où ils souhaitaient implanter une base navale, les Russes se sont donc installés sur les rives de l’Oubangui dans le cadre d’une vision géopolitique plus vaste et multicartes.
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Si leur offre est sécuritaire, elle est aussi économique avec l’entrée en lice, du Ghana à l’Afrique du Sud et de l’Angola au Kenya, de mégagroupes comme Géoservice (voies ferrées), Gazprom et Rosneft (énergie), Rusal (mines), Rosatom (nucléaire) et les financements de l’Eximbank russe. Le volume des échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique est certes quarante fois inférieur à celui avec la Chine, mais il devrait quadrupler au cours des cinq prochaines années, porté – et c’est là la troisième caractéristique de l’offre russe – par le soft power idéologique. Moscou, qui dispose sur le continent d’un réseau de 49 ambassades, joue à fond sur son image de puissance historiquement anticolonialiste, sur le socle des cadres africains formés dans ses universités, sur son soutien systématique aux pouvoirs en place et sur un discours ouvertement souverainiste – voire anti-occidental – auquel est sensible une partie de la jeunesse africaine.
Signe des temps : les centres culturels russes sur le continent ne sentent plus le DDT et la vodka rance ; ils ont été repeints pour accueillir les élèves venus suivre des cours de langue et admirer la dernière exposition sur Alexandre Pouchkine, sa vie, son œuvre et… son bisaïeul kotoko du Nord-Cameroun. « Russia is back » : il faudra désormais s’y faire.
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