Jusqu’où ira Chalabi ?

Hier encore le plus fidèle allié irakien des Américains, il revêt aujourd’hui les habits du libérateur. Retour sur le parcours de cet homme d’argent et de pouvoir aussi habile à manipuler qu’à rebondir.

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 16 minutes.

S’il est un mot sur lequel s’entendent ceux qui l’adorent ou le haïssent, c’est bien celui-ci. Ahmed Chalabi, 60 ans, est un génie. « Génie du mal », selon le représentant spécial de l’ONU en Irak, l’Algérien Lakhdar Brahimi. Génie du bien, si l’on en croit le principal porte-parole de son fan-club américain, l’idéologue néoconservateur Richard Perle, lequel ne cesse de répéter cette petite phrase : « Ceux qui connaissent Ahmed ne peuvent que l’aimer ; ceux qui ne le connaissent pas ne peuvent que le détester. » Génie tout court, enfin, aux yeux de tous ceux qui eurent à approcher, étudier, observer l’extraordinaire parcours de cet homme d’argent et de pouvoir, à l’ambition dévorante, aussi habile à manipuler qu’à rebondir, sorte de Machiavel en caoutchouc dont l’obsession est de devenir président de l’Irak…
Depuis le jeudi 20 mai, pourtant, le cercle de ceux qui croient à l’avenir radieux d’Ahmed Chalabi s’est brusquement rétréci. À l’aube de ce jour-là, une vingtaine de policiers irakiens, encadrés par des Américains en civil appartenant à la CIA et au FBI, frappent à la grille d’une maison cossue du quartier résidentiel d’Al-Mansour, à l’ouest de Bagdad. Réveillé en plein sommeil – il s’est couché quatre heures plus tôt -, le maître des lieux donne à ses gardes du corps l’ordre de ne pas résister et d’ouvrir les portes. Pour ceux qui se remémorent l’image d’un Ahmed Chalabi siégeant quatre mois plus tôt juste derrière Laura Bush lors du discours sur l’état de l’Union prononcé par le président américain au Congrès, ce qui suit est proprement inimaginable. Les policiers fouillent chaque pièce de la villa, étage par étage, chambre par chambre, brisant au passage des bibelots précieux, piétinant avec rage des portraits de famille. Dehors, avachis au bord de la piscine, les agents américains, qui se sont fait apporter des sodas glacés, hurlent des ordres en fumant les cigares cubains du propriétaire. Assis sur un fauteuil du salon, comme tétanisé, Chalabi est immobile. À 10 heures, les intrus repartent, emportant avec eux documents et ordinateurs. Au même moment, à quelques rues de là, d’autres policiers encadrés par d’autres Américains passent au rouleau compresseur le siège du Congrès national irakien, le parti d’Ahmed Chalabi, vidé de tous ses dossiers. L’humiliation est totale, et la chute, apparemment, inéluctable. Le meilleur agent et le plus fidèle allié irakien de l’administration Bush vient d’être traité comme un mafieux de bazar, jeté comme un Kleenex usagé, sans que quiconque réagisse. Cette fois, c’est la fin.
Vraiment ? « Il ne faut jamais, jamais, sous-estimer Ahmed Chalabi », confie Lakhdar Brahimi, qui l’exècre. Sous ses allures de notable empâté, passionné de gastronomie – il faut le voir, plongé dans la carte des menus pendant de longues minutes, l’observer quand il mange avec application et concentration, la serviette nouée autour du cou -, se cache un redoutable manoeuvrier et un spécialiste de la survie. Bonimenteur né, un oeil toujours plus ouvert que l’autre, comme s’il partageait avec vous, et vous seul, un secret d’État, Ahmed Chalabi doit sans doute à ses origines d’avoir la politique dans le sang. Plus qu’une famille, en effet, les Chalabi forment une dynastie d’argent et de pouvoir unique en Irak. Le grand-père d’Ahmed fut, sous le règne des Hachémites, le seul ministre chiite du gouvernement. L’un de ses oncles, éduqué à Cambridge, était le banquier le plus fortuné du pays. Son propre père, Abdoul Hédi Chalabi, présida le Sénat irakien dans les années 1950. Très proches de la famille royale, les Chalabi l’étaient aussi – déjà – de l’occupant étranger. Équivalent à l’époque du proconsul américain Paul Bremer, le général britannique Edward Spears était ainsi un hôte assidu de la maison familiale. Quant au Premier ministre Nouri Saïd, l’homme lige de Londres et de Washington, il courtisait avec empressement le clan des Chalabi, ces chiites laïcs pro-occidentaux considérés comme les plus riches d’Irak.
Le coup d’État du général Kassem en 1958 et la chute sanglante de la monarchie sonnent la fin de ces jours heureux. Inscrit chez les jésuites américains du prestigieux Bagdad College, le jeune Ahmed est envoyé par sa famille en Grande-Bretagne pour y poursuivre ses études. Son père est recherché, ses proches persécutés. Prudemment placé à l’étranger, l’argent, heureusement, ne manque pas. Après quelques années passées dans un collège privé du Sussex, Chalabi franchit l’Atlantique et entre au Massachusetts Institute of Technology. Il a alors 16 ans et un réel don pour les mathématiques. Ce talent, qu’il mettra plus tard au service de ses ambitions, le conduira jusqu’à l’obtention d’un doctorat en algèbre de l’Université de Chicago, en 1969. Désireux de se rapprocher de l’Irak et flirtant déjà avec l’opposition en exil, Chalabi opte alors pour un poste d’enseignant à l’Université américaine de Beyrouth. C’est là qu’il rencontre et épouse Leïla Osseiran, fille du président de l’Assemblée nationale libanaise et future mère de ses quatre enfants. C’est de là qu’il se rend à La Mecque pour son premier (et unique) pèlerinage, puis à Téhéran pour y prendre contact avec des religieux chiites irakiens. La politique, désormais, ne le quittera plus.
Au milieu des années 1970, alors que la guerre civile fait rage au Liban, Ahmed Chalabi et ses proches quittent Beyrouth pour Amman, en Jordanie. Avec l’argent de la famille, il fonde, en 1978, la Petra Bank – qui deviendra bientôt le second établissement financier du royaume – et introduit dans la foulée les cartes à puce sur le marché jordanien. La réussite est foudroyante, et Petra fait des petits : Mebcobank Switzerland à Genève et Mebcobank Lebanon à Beyrouth, toutes deux confiées à son frère Jawad. Un autre frère, Hazem, dirige la Socofi, une société de montages financiers sise à Zurich. Les affaires prospèrent et Chalabi n’oublie pas la politique. Il fait désormais de fréquents voyages en Iran, où le nouveau régime de l’ayatollah Khomeiny le reçoit à bras ouverts. Et la branche libanaise de Mebco devient le principal bailleur de fonds de Nabih Berri, le chef de la milice chiite Amal. Mais c’est en Jordanie que le clientélisme, l’une des spécialités d’Ahmed Chalabi, est le plus intensément pratiqué. À des taux défiant toute concurrence, Petra Bank prête de l’argent aux officiers de l’armée et, surtout, aux membres de la famille royale. À l’époque prince héritier, le frère du roi Hussein, Hassan Ibn Talal, devient rapidement un obligé de Chalabi, lequel, selon ses dires, lui aurait prêté plus de 20 millions de dollars en dix ans. Ahmed Chalabi croit ainsi se mettre à l’abri de tout ennui. À tort.
Le 3 août 1989, le siège de la Petra Bank à Amman est encerclé par la police et littéralement pris d’assaut. Prévenu la veille par le prince Hassan, Chalabi a quitté précipitamment son domicile et franchi de nuit la frontière syrienne au volant de son véhicule. Sur l’origine de ce coup de théâtre, les versions divergent. Selon Chalabi, ce serait Saddam Hussein lui-même qui aurait exigé du roi Hussein, totalement dépendant du pétrole et des subsides irakiens, qu’il mette un terme à ses activités. Selon les Jordaniens, Chalabi aurait détourné plus de 300 millions de dollars des coffres de Petra pour renflouer illégalement le business familial, spoliant au passage des milliers de petits clients. La banque est déclarée en faillite, et, trois ans plus tard, à l’issue d’un procès par contumace devant la Cour de sûreté de l’État, Ahmed Chalabi et ses frères sont condamnés à vingt-deux ans de prison ferme pour vol et fraude. De cet épisode peu glorieux subsistent des haines solides entre Chalabi et les dirigeants jordaniens. Le premier accuse ainsi volontiers le roi Abdallah, fils et successeur d’Hussein, d’avoir, lorsqu’il était prince, entretenu des relations délictueuses de toutes sortes avec Oudaï, l’un des fils de Saddam, et menace même d’en produire les preuves. Les seconds ont à plusieurs reprises demandé aux Américains de leur livrer Chalabi afin qu’il purge sa peine. Amman voit même la longue main de l’ancien fondateur de la Petra Bank derrière l’attentat à la voiture piégée contre l’ambassade de Jordanie à Bagdad, en août 2003…
Après un court séjour à Beyrouth, Ahmed Chalabi s’installe à Londres au début de 1990 et acquiert rapidement la nationalité britannique. Quelques mois plus tard, peu avant guerre du Golfe et alors que la tension entre les États-Unis et l’Irak atteint un point de non-retour, trois agents de la CIA entrent en contact avec lui. Le marché que proposent Whitley Bruner, Francis Brooke et Zaab Shetna est simple : Ahmed Chalabi doit regrouper autour de lui l’opposition en exil, et la CIA le rémunérera 340 000 dollars par mois. Pourquoi lui ? Parce qu’il est chiite, laïc, riche et proaméricain. En juin 1992, le Congrès national irakien (CNI), organisation parapluie rassemblant une demi-douzaine de partis irakiens, voit donc le jour, à la grande satisfaction des trois agents américains, dont deux – Brooke et Shetna – sont à ce point fascinés par Chalabi qu’ils n’hésitent pas à démissionner de la Centrale de Langley pour se mettre à son service. Le salaire de la CIA commence alors à tomber avec une régularité de métronome sur les comptes de Chalabi, lequel en use à son entière discrétion. Fin 1992, le chef du CNI se rend une fois de plus en Iran et, de là, pénètre au Kurdistan irakien dans la zone « sécurisée », interdite aux troupes de Saddam Hussein depuis la fin de la guerre du Golfe. C’est la première fois qu’il remet les pieds dans son pays natal depuis trente-quatre ans. Protégé par les peshmergas du leader kurde Jalal Talabani et encadré par une demi-douzaine d’agents de la CIA, Chalabi prépare alors une vaste insurrection contre Saddam Hussein. Il bénéficie pour cela des conseils, des certitudes et des renseignements de quelques officiers supérieurs irakiens ralliés au CNI, dont le général Wafiq el-Samarai, héros de la guerre contre l’Iran. Mais la CIA, qui trouve l’idée folklorique et suicidaire, ne suit pas. Les Américains ont un autre plan en tête : le coup d’État militaire contre Saddam. Et, puisque Chalabi proteste et s’emporte, ils jettent leur dévolu sur une organisation d’exilés irakiens concurrente du CNI, l’Accord national irakien (ANI). En mars 1996, c’est la catastrophe. Deux cents officiers membres clandestins de l’ANI sont arrêtés par les services de renseignements irakiens et immédiatement exécutés sur ordre de Saddam Hussein. Y a-t-il eu fuite ? La CIA le pense, qui accuse Ahmed Chalabi d’avoir fait parvenir l’information du complot à Bagdad afin de liquider l’ANI. En avril, le versement mensuel des 340 000 dollars est brusquement stoppé. Une fois de plus, Chalabi est seul et marqué du sceau de l’infamie. Après la faillite, la trahison.
Il rebondira. Installé à Georgetown chez l’un de ses frères – Leïla et les enfants sont restés à Londres -, celui qui ne tardera pas à apparaître comme l’un des meilleurs lobbyistes de Washington se rapproche de la droite républicaine, après que l’administration Clinton lui eut fermé ses portes. Tour à tour, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Richard Perle et le sénateur John McCain tombent sous le charme de cet inlassable activiste, qui proclame son amour de l’Amérique et prend bien soin de ne jamais critiquer Israël. On retrouve la signature de ces cinq personnalités au bas d’une lettre ouverte adressée en février 1998 au président Bill Clinton, enjoignant à la Maison Blanche de promouvoir un changement de régime en Irak. Une démarche largement inspirée par Chalabi et qui produira des effets : huit mois plus tard, Clinton signe l’Iraq Liberation Act et les 340 000 dollars mensuels refont leur apparition. Cette fois, c’est le département d’État qui paie. L’élection de George W. Bush et le 11 septembre 2001 vont démultiplier cette tendance. Ses amis sont au pouvoir désormais et Ahmed Chalabi leur dit ce qu’ils veulent entendre : après Kaboul, l’objectif ne peut être que Bagdad. Même s’il répète alors à qui veut l’entendre que son unique but est de « libérer » l’Irak et de renverser Saddam Hussein, chacun sent qu’il se prépare à un destin national. Une ambition qui ne gêne nullement ses mentors, dans ce petit jeu où l’on ne sait plus très bien qui manipule qui : les néoconservateurs voient en lui le futur Nouri Saïd de l’Amérique, et c’est bien tout ce qui compte. Obsédée par l’idée fixe de trouver un prétexte à la guerre et par celle de rendre service au clan des faucons de l’administration Bush, la machine Chalabi va alors s’emballer jusqu’à devenir folle. Expert en manipulation des médias, le chef du CNI « vend », au cours de l’année 2002, d’incroyables histoires à des journaux aussi respectables que le New York Times et Vanity Fair, qui tomberont allègrement dans le panneau. Il y est question de camps d’entraînement de terroristes non loin de Bagdad et de contacts secrets entre Ben Laden et Saddam Hussein. Plus grave : c’est lui qui est à l’origine de la fausse information sur une rencontre à Prague entre Mohamed Atta, chef des kamikazes du 11 septembre, et un officier des services irakiens. Lui aussi qui produira au Pentagone un ancien ingénieur atomiste irakien, selon lequel Saddam utiliserait des laboratoires mobiles d’armes de destruction massive. Ces deux « intox » ont été officiellement reprises à leur compte par l’administration américaine en général, et par Colin Powell en particulier, devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Furieux d’avoir été ainsi mené en bateau, voire ridiculisé, le secrétaire d’État – qui s’est rapidement rendu compte de l’imposture – voue depuis à Chalabi une inimitié tenace. À ses yeux, il ne s’agissait pas là d’une erreur accidentelle, mais bien d’une manipulation intentionnelle.
Février 2003 : après une énième escale à Téhéran, Ahmed Chalabi se rend au Kurdistan irakien entouré d’une milice de sept cents hommes – les Free Iraqi Forces, FIF – dont certains ont été formés en Hongrie par les forces spéciales américaines. Là, il attend, confiant, le début d’une guerre qu’il sait inéluctable. Deux mois plus tard, au lendemain de la chute de Bagdad, le Pentagone s’arrange pour qu’il soit le premier leader en exil à parader devant la foule des Irakiens « libérés ». La scène se passe à Nassiriya, où un avion militaire l’a déposé sur ordre personnel de Paul Wolfowitz. En état d’extase, prenant tous les risques, Chalabi s’adresse à « son » peuple depuis le balcon du siège du parti Baas. Son heure de gloire a sonné. Le lendemain, histoire de leur donner une once de crédibilité, les Américains laissent les Free Iraqi Forces du colonel Ahmed Tiba, avec leurs treillis chocolatés et leurs kalachnikovs cubains, s’emparer, sans tirer un seul coup de feu, de la bourgade toute proche de Chatra, préalablement évacuée par ses défenseurs. Les FIF sont accueillies avec des fleurs. On a les faits d’armes qu’on peut. Ahmed Chalabi, lui, jubile. Désormais installé à Bagdad, il emménage dans une ancienne villa appartenant à sa soeur, qui fut sous Saddam le siège des services secrets pour le quartier d’Al-Mansour, et réquisitionne le club de tir de la capitale afin d’y implanter les locaux de son parti, le CNI. Avec le premier proconsul américain Jay Garner, puis, au début, avec le successeur de ce dernier, Paul Bremer, ses relations sont excellentes. Membre du Conseil de gouvernement transitoire, Chalabi en préside à la fois le Comité économique et financier et la Commission dite de débaasification – en fait, d’épuration. Une double fonction capitale qui lui permet à la fois d’imposer ses hommes (souvent des parents) aux ministères des Finances et du Commerce, à la Banque centrale et à la tête des principales banques. Mais aussi de disposer presque à sa guise des quelque vingt-cinq tonnes d’archives de l’ex-parti unique, avec tous les secrets qu’elles renferment. Fin 2003, de retour de New York où il vient d’assister à l’ONU, comme seul représentant de son pays, au discours de George W. Bush proclamant la « libération définitive de l’Irak », Ahmed Chalabi a toutes les raisons de penser qu’il est l’homme le plus puissant d’Irak après Paul Bremer. En point d’orgue, il a pu s’entretenir seul à seul avec son pire ennemi, Saddam Hussein, dans la cellule qu’occupe ce dernier. « J’ai rencontré un homme sans honneur, qui revendique ses crimes », commentera Chalabi après cette première – et sans doute dernière – rencontre. Selon d’autres sources, Saddam aurait en fait copieusement insulté Chalabi, lui assénant à quel point il le méprisait…
L’ex-dictateur l’aurait-il maudit ? C’est à partir de ce moment, quoi qu’il en soit, que le vent commence à tourner pour Ahmed Chalabi. Paul Bremer, mais aussi, à Washington, Colin Powell, George Tenet et Condoleezza Rice, qui ne le supporte guère, font savoir à George W. Bush que les recettes inspirées par Chalabi ne marchent pas. Le limogeage massif des cadres de l’armée et du Baas sont ainsi directement à l’origine de l’embrasement du « triangle sunnite ». La communauté chiite, dont il est membre, ne se reconnaît absolument pas en lui, et ses relations avec l’ayatollah Sistani, qu’il courtise pourtant avec empressement, sont sans aucune substance. Selon des sondages non officiels, la cote de popularité de Chalabi en Irak est inférieure à celle de… Saddam Hussein. Enfin, un tenace parfum de scandale commence à flotter autour du personnage. Lorsqu’il apparaît, fin janvier 2004, assis dans le dos de Laura Bush lors du discours sur l’état de l’Union, Chalabi est déjà en disgrâce. Si l’on en croit le livre de Bob Woodward, Plan of Attack, George W. Bush se serait d’ailleurs plaint avec irritation auprès de Donald Rumsfeld de cette présence inopportune.
L’argent, voilà ce qui va faire tomber celui que ses proches – et en particulier sa fille et principale conseillère Tamara, une diplômée de Harvard – n’appellent, non sans affectation, que par ses initiales : A.C. C’est à une entreprise appartenant à l’un de ses amis et sous la supervision d’un cadre du CNI, par ailleurs chef de la division anti-corruption au ministère des Finances, Sabah Nouri, qu’a été confié le marché éminemment délicat de la récupération, de l’échange et de la destruction des anciens dinars Saddam, remplacés par de nouveaux billets. L’opération monétaire dure trois mois, du 15 octobre 2003 au 15 janvier 2004. Les Américains, qui vérifient in fine les comptes, mettent au jour un trou béant entre ce qui a été ramassé et ce qui a été distribué : l’équivalent de 22 millions de dollars. Début avril, Sabah Nouri est arrêté. Il aurait depuis parlé et ses aveux seraient accablants pour le CNI d’Ahmed Chalabi. Mi-avril, c’est au tour du chef de la sécurité de Chalabi, Aras Karim Habib, de faire l’objet d’un mandat d’arrêt américain. Motif officiel : il se servirait des archives du Baas pour faire chanter des personnalités irakiennes et leur extorquer de l’argent. Motif officieux : Habib serait depuis longtemps un agent iranien et aurait fourni à ses officiers traitants des renseignements confidentiels sur le dispositif américain en Irak. Mais le bras droit de Chalabi échappe aux mailles du filet. Selon la CIA, il se trouve en ce moment à Téhéran. Le 8 mai, le Pentagone, qui avait pris le relais du département d’État en la matière depuis septembre 2002, suspend le versement des 340 000 dollars mensuels au CNI. L’ordre, semble-t-il, en a été donné par George W. Bush lui-même, via Condoleezza Rice. Le 13 mai, la vingtaine d’agents américains de la DIA (Defence Intelligence Agency), détachés comme conseillers techniques auprès des Free Iraqi Forces, quittent brusquement le club de tir de Bagdad, emportant avec eux tous leurs dossiers. L’étau se resserre autour d’Ahmed Chalabi, lequel commet l’erreur de faire savoir à Paul Bremer, sur un ton menaçant, qu’il détient quelques documents explosifs dans le cadre de l’affaire « Pétrole contre nourriture ». Une semaine plus tard, c’est le raid sur Al-Mansour. Une opération décidée et gérée par le tandem Bremer-Rice dans le plus grand secret, et exécutée sous la supervision de la CIA et du FBI. Ni Rumsfeld, ni Wolfowitz, ni le général Sanchez n’auraient été informés : on n’est jamais trop prudent avec Ahmed Chalabi.
Passé quelques heures d’abattement, l’homme-caoutchouc a une nouvelle fois tenté de rebondir. Avec un extraordinaire culot, Ahmed Chalabi a revêtu les habits du libérateur, du nationaliste, du patriote antiaméricain, à mi-chemin entre Moïse, Mandela et Gandhi. « Let my people go ! Let my people be free ! » s’est-il exclamé à l’intention de ceux qu’il appelle désormais « les occupants ». Il a même eu une phrase aimable à l’égard de l’imam rebelle Moqtada Sadr – qui le hait – avant de parvenir à faire signer par les vingt-quatre membres du Conseil de gouvernement transitoire un communiqué de soutien à sa personne. Face à ses anciens protecteurs, qu’il a servis, dont il s’est servi et qui, maintenant, font de lui le bouc émissaire de leurs déboires, au point peut-être de l’arrêter demain, Ahmed Chalabi ne manque pas de ressources. Reste à savoir s’il est crédible dans cette nouvelle posture de martyr. Les Irakiens, qui ne sont pas dupes et que l’on sait friands, en ces temps troublés, de théories de la conspiration, font déjà circuler l’histoire suivante : tout cela est un coup monté par les Américains pour donner à leur créature une apparence de popularité dans la perspective des élections générales de janvier 2005. Fantasme ? Sans doute. Une seule chose est sûre : avec ou sans l’appui de Washington, Ahmed Chalabi n’aurait de chance d’être élu démocratiquement qu’à la condition que les billets de banque soient autorisés à voter. Sa fortune personnelle est en effet estimée à 150 millions de dollars, ce qui, par les temps qui courent, fait de lui l’homme le plus riche de ce champ de ruines qu’est devenu l’Irak.

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