Attention, tournant !

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 4 minutes.

Le mois de juin, qui commence dans deux jours, sera, je vous le garantis, celui des contorsions américaines à propos de l’Irak : au rythme de un discours par semaine, George W. Bush va s’employer à rassurer ses troupes démoralisées, à garder ses électeurs, qui sont de plus en plus nombreux à se demander s’il ne faut pas le renvoyer dans son ranch du Texas, à courtiser ses alliés et à retrouver un peu d’autorité auprès d’eux.
Il n’est ni assez grand ni assez sage pour reconnaître qu’il a été trompé et s’est trompé sur toute la ligne.
Il redira plutôt que la mission qu’il a assignée à l’Amérique a été accomplie, et bien accomplie, que l’heure est venue de rendre aux Irakiens leur souveraineté « totale ».
Oubliant comment il qualifiait, il y a peu encore, l’ONU (« un forum à palabres sans efficacité ni utilité, et qui risque de connaître le sort de la Société des nations… »), il dira que « le rôle vital » qui est désormais dévolu à l’organisation dirigée par Kofi Annan, et représentée par Lakhdar Brahimi, est dans la nature des choses… Mais il aura âprement marchandé ce qu’il lui transférera, ainsi que la répartition des pouvoirs entre le gouvernement irakien « souverain » et l’armée américaine qui continuera à camper sur son territoire.

Lorsque ses troupes quitteront l’Irak, ce qu’elles seront bien obligées de commencer à faire dans la seconde moitié de 2004 et d’achever en 2005, Bush aura fait dépenser à l’Amérique entre 150 et 200 milliards de dollars (enlevés au progrès économique et social de la planète), fait tuer plus d’un millier de ses soldats et quelques dizaines de milliers d’Irakiens. Tôt ou tard, on demandera à Bush, Rumsfeld, Wolfowitz et consorts de rendre des comptes sur ce que l’Histoire jugera, sans aucun doute, comme une monumentale bévue.
Ces messieurs auront abattu Saddam Hussein et son régime, mais n’auront atteint aucun des autres objectifs, avoués ou secrets, de leur expédition :
– L’Irak ne sera pas devenu ce protectorat américain allié d’Israël et vitrine de la libre entreprise dont rêvaient les néoconservateurs américains. Et l’homme désigné pour en être le gouverneur, Ahmed Chalabi, n’y aura pas repris racine.
– L’Amérique n’aura pas changé le Moyen-Orient, comme elle disait vouloir le faire. Elle n’aura même pas amélioré ses chances d’y parvenir. C’est au contraire, tout le monde le voit, le Moyen-Orient qui a déteint sur l’Amérique et colore son image et sa politique : comme Israël, elle a érigé l’esprit de vengeance en doctrine militaire et fait de l’humiliation de l’ennemi capturé un instrument de terreur.
– Quant aux dirigeants politiques du monde arabe, s’ils ont un moment eu peur pour leur pouvoir, ils savent désormais qu’ils n’ont rien à craindre – ni à espérer – de ces hommes qui s’agitent à Washington, sans la capacité de concrétiser leurs menaces ni de tenir leurs promesses.

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– Bush et ses néoconservateurs ont-ils seulement amélioré la sécurité d’Israël ? En donnant carte blanche au tandem Sharon-Mofaz – la mauvaise face d’Israël -, ils ont encouragé l’État hébreu à s’installer dans la condition de puissance occupante au mépris de toute morale, à se retrancher derrière un mur.
Ni la démocratie, ni le rôle de puissance régionale auquel ce pays pouvait prétendre – ni son image – n’y gagnent. Ne vient-il pas de perdre le précieux soutien de la Turquie ? Plus courageuse – et plus indépendante, surtout – que la Jordanie et que l’Égypte, elle vient de rappeler son ambassadeur en Israël.
– Ont-ils consolidé leur influence sur leurs sources d’approvisionnement en pétrole pour qu’il soit plus stable et à un prix supportable ? L’occupation de l’Irak a plutôt fragilisé les grands pays exportateurs d’hydrocarbures que sont l’Irak lui-même et ses voisins : Iran, Koweït, Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis.
Conséquence : en dépit des promesses (et des efforts) des dirigeants saoudiens, les électeurs de Bush paient leur essence à un prix qu’ils jugent trop élevé et ils pourraient s’en souvenir en novembre prochain lorsqu’ils mettront leur bulletin dans l’urne.

Pour ne pas perdre la Maison Blanche dans cinq mois, George W. Bush n’a plus le choix : il doit se résigner à tirer un trait sur son dessein irakien, aussi démesuré que puéril. Et c’est, pour l’Irak en particulier, mais également pour le Moyen-Orient, un grand tournant !
Regardez le graphique ci-contre et posez-vous la question : que feriez-vous aujourd’hui à sa place ?
La même chose, probablement.
Mais il y a quatorze mois, ni vous ni moi n’aurions envahi l’Irak.

Cela dit, ce serait une grave erreur, et même une stupidité, de postuler aujourd’hui que Bush est perdu et que John Kerry a de meilleures chances que lui d’être le prochain président des États-Unis : cinq mois avant le vote, nul ne le sait.
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que la situation en Irak, en Afghanistan et dans le reste du « Grand Moyen-Orient » comptera. Et, davantage encore, l’état de l’économie américaine.
Les autres facteurs sont les campagnes que feront Bush, Kerry et… le troisième homme, Ralph Nader.
Les meilleurs spécialistes américains du paysage électoral de leur pays disent ceci, qui me convainc : le 2 novembre prochain, les électeurs n’éliront pas Kerry ; ils rejetteront ou ne rejetteront pas Bush.

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