Sur la corde raide

Le Sommet de Tunis a adopté une plate-forme de réformes démocratiques et libérales. Objectif : complaire aux Américains tout en ménageant la « rue arabe ». Périlleux exercice !

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 4 minutes.

« Il faut que nous nous coupions les cheveux nous-mêmes, avant que les Américains ne nous rasent la tête. » Attribué au président yéménite Ali Abdallah Saleh – et jamais démenti par l’intéressé -, le propos est, à l’évidence, doublement allusif. Il renvoie, d’une part, aux images d’un Saddam Hussein hirsute, examiné comme un animal par un soldat américain, après sa capture. De l’autre, au projet américain de Grand Moyen-Orient (GMO). Un projet qui entend imposer, de Nouakchott à Islamabad, un remodelage « vertueux » et sécuritaire de ce monde arabo-musulman qui inquiète tant Washington.
Réunis les 22 et 23 mai dans la capitale tunisienne, placée pour l’occasion sous très haute surveillance, les dirigeants des vingt-deux membres de la Ligue des États arabes ont donc adopté leur propre plate-forme de réformes. La douzaine de chefs d’État présents – un record – sont parvenus à s’accorder sur une déclaration finale affirmant leur détermination « à poursuivre et à intensifier le processus de réformes politiques, économiques, sociales et éducatives », conformément « au libre choix des sociétés arabes » et en accord avec « leurs valeurs culturelles et religieuses ». Ce qu’on pourrait traduire par : oui aux réformes, à condition qu’elles ne soient pas imposées de l’extérieur et qu’elles soient menées à un rythme approprié.
Reste que l’adoption de ce document, qui invite également les pays membres à se conformer aux principes de « bonne gouvernance » et à « lutter contre le terrorisme », est évidemment importante, à deux semaines de la réunion du G8 (les sept pays les plus industrialisés, plus la Russie), à Sea Island, aux États-Unis. On sait que lors de cette rencontre – à laquelle certains dirigeants arabes sont d’ailleurs invités – le président George W. Bush doit dévoiler la dernière version de son plan de changements pour le GMO…
Les discussions ont certes été laborieuses, mais après le précédent report du Sommet, qui devait initialement avoir lieu les 29 et 30 mars, le seul fait qu’un accord ait pu être trouvé est presque inespéré. Sorte de catalogue d’intentions générales, la plate-forme élaborée à Tunis témoigne d’indéniables avancées dans plusieurs domaines. Et notamment la promotion du rôle des femmes et la consolidation de leurs droits, idée qu’on chercherait en vain dans les précédentes prises de positions officielles de la Ligue. La préparation du document a donné lieu à de grandes manoeuvres diplomatiques. Au cours des derniers mois, les Américains ont « travaillé au corps » les dirigeants arabes pour les convaincre d’adopter une position commune avant le Sommet du G8 et les Européens n’ont pas ménagé leurs conseils. On imagine que la rédaction du texte a donné lieu à de sourdes luttes d’influence entre les membres de la Ligue…
Les dirigeants arabes ont donc choisi de s’approprier le thème des réformes. Mieux vaut plier que d’être contraint de rompre… « Oui, nous allons entreprendre ces réformes, semblent-ils dire, mais à notre rythme et à notre manière. » La déclaration insiste donc sur le fait que les changements doivent émaner de l’intérieur du monde arabe, mais Washington fait le forcing pour imposer la mise en place d’un mécanisme de suivi et de contrôle. À la dernière minute, Ahmed Maher, le ministre égyptien des Affaires étrangères, a d’ailleurs présenté un amendement en ce sens, avec le soutien de la Jordanie. Amendement finalement rejeté. Comme pour toutes les autres résolutions adoptées au cours d’un sommet, la déclaration de Tunis fera l’objet d’un simple suivi de routine de la part du secrétariat et du Conseil de la Ligue.
Du coup, les pays membres invités par les États-Unis à assister aux travaux du G8 le feront, s’ils le souhaitent, à titre individuel. L’Algérie, invitée au titre du Nepad, ira à Sea Island, mais, précise Abdelaziz Belkhadem, son ministre des Affaires étrangères, « nous ne serons porteurs d’aucun mandat ». Les Arabes présents « ne seront pas chargés de parler au nom de tous les autres », mais la déclaration de Tunis leur « servira de cadre de référence ». Bref, « les réformes constituent un acte de souveraineté, nous n’exerçons aucune tutelle sur aucun pays ».
Lesdites réformes ne sauraient toutefois être menées à bien sans un « juste règlement des conflits régionaux ». Le conflit israélo-arabe, notamment, occupe une place très importante dans le communiqué final. Les principes de base du processus de paix y sont rappelés : résolutions de l’ONU, feuille de route établie par le Quartet (États-Unis, Union européenne, ONU, Russie), initiative de paix arabe lancée en mars 2002. Seules nouveautés : Washington est fermement invité à respecter ces principes, notamment en ce qui concerne la conception de deux États – Israël et la Palestine – vivant côte à côte, mais aussi la condamnation des opérations visant les civils sans distinction, y compris, donc, les civils israéliens. Cette dernière mention, sans précédent dans les résolutions des sommets arabes, a été obtenue non sans quelques réticences. Par ailleurs, les dirigeants arabes souhaitent que l’ONU joue « un rôle central » en Irak. Lors du transfert du pouvoir aux Irakiens, prévu pour le 30 juin, mais aussi après.
George W. Bush répète à l’envi qu’il croit à l’action davantage qu’au verbe. Nul doute, par conséquent, qu’il veillera au respect des engagements pris. Or tout le monde ne se montre pas très optimiste à ce sujet. L’écrivain et journaliste palestinien Marwan Bishara, par exemple, dans une tribune publiée par l’International Herald Tribune, évoquait récemment ce « nouveau sommet arabe où les mots l’ont emporté sur les actes ». De fait, il est permis de se demander pourquoi, sinon pour complaire à la superpuissance américaine, la Ligue arabe ne prend ces engagements qu’aujourd’hui. Faut-il vraiment y croire ? L’organisation a déjà pris d’innombrables engagements de ce genre, qu’elle n’a jamais tenus. Dans un contexte des plus tendu (détérioration de la situation en Irak, révélations des cas de torture à la prison d’Abou Ghraïb, sanglante opération israélienne dans la bande de Gaza), les dirigeants arabes se sont surtout livrés à un périlleux exercice d’équilibrisme : ne mécontenter ni Washington ni la rue arabe. Quant aux promesses, elles n’engagent, comme l’on sait, que ceux qui les reçoivent…

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